jeudi 11 février 2010


« Si le poisson concrétise le mouvement de l’eau, lui donne forme, alors le chat est un diagramme d’air subtil. »¹

Dans ce court récit, Doris Lessing nous dévoile son expérience des chats, créatures sublimes et mystérieuses, en des termes emprunts de fascination, de délicatesse et de lucidité.

L’auteur, ayant vécu avec ses parents dans une ferme du Zimbabwe, nous entraîne dans la brousse où chats domestiques et chats sauvages sont régulés pour les uns, chassés pour les autres. On comprend que le chat domestique d’Afrique soit bien plus indépendant que le chat londonien, car loin du confort sécurisant et de l’attention toute particulière dont bénéficie ce dernier. Dans la brousse, rapaces et serpents n’hésitent pas à s’attaquer aux petits félins : « Je me rappelle ma mère, quand ce petit chat tout miaulant fut emporté dans les serres de l’aigle, qui tira toutes ses cartouches sur la bête de proie. En vain, bien sûr. »² La mère de Doris Lessing à qui revient les tâches ingrates d’achever les animaux malades, noyer les petits chats, chasser les prédateurs de la ferme, réguler et sécuriser la ferme familiale en somme, et qui se révoltera en refusant durant une année d’accomplir ce qui semble mettre sa conscience à rude épreuve. Contestation aux conséquences désastreuses mais parlantes.

Puis, Doris Lessing part vivre à Londres, habite divers maisons et appartements plus ou moins adaptés à la présence de chats. Elle en croisera plusieurs mais ne s’attache pas cependant. Le mécanisme de protection dressé lorsqu’elle avait onze ans reste infaillible.
Elle finit par s’installer à l’endroit idéal : « Je vins habiter en pays de chats. Les maisons y sont anciennes, et complétées d’étroits jardins ceints de murs. Des fenêtres qui donnent sur l’arrière, on peut voir une dizaine de murs d’un côté, et une dizaine de l’autre, de toutes les tailles et toutes les hauteurs. Des arbres, de l’herbe, des buissons. C’est un petit théâtre, avec des toits de diverses hauteurs. Les chats s’y plaisent beaucoup. On en voit toujours sur les murs, sur les toits, dans les jardins, menant une existence secrète et compliquée à la manière des vies de quartier des enfants, qui se déroulent suivant d’inimaginables lois internes que les adultes ne devinent jamais. »³

C’est alors que la chatte grise entre en scène : « Quel enchantement, ce délicat personnage de conte de fées, dont les gènes siamois apparaissent dans le contour de la tête, les oreilles, la queue, et la ligne subtile du corps. »⁴ La petite créature fait tomber les barrières et charme l’écrivain qui n’aura de cesse d’observer – et d’admirer – avec beaucoup d’attention et de curiosité les faits et gestes de la chatte grise guidée par son désir de séduction.
Vient ensuite la chatte noire qui déstabilise l’univers de la grise. Et c’est ce dont nous fait part l’auteur dans la majeure partie de son récit : l’histoire de deux chattes ennemies.

Leurs rapports, d’une complexité étonnante, sont analysés avec une extrême finesse. Peut-on aller jusqu’à dire que l’auteur excelle dans la psychologie des chats ? Elle s’interroge en tout cas sur leur rivalité, leur rapport aux autres chats, aux humains qui les entourent pour mieux décrypter leurs messages parfois composés de saucisses volées. Comportement influencé par leur étroite cohabitation avec l’homme ou comportement inspiré par une hérédité ancestrale ? A travers ses réflexions, l’auteur dévoile ainsi tout ce que l’univers des chats a de plus captivant.

Ce tableau de deux caractères définitivement inconciliables est ponctué d’envoûtantes descriptions de leur profil divin. La chatte grise lumineuse : « C’était assise sur le lit devant la fenêtre qu’elle révélait le mieux sa splendeur. Ses deux pattes avant de couleur crème très légèrement rayée se tenaient bien droites l’une contre l’autre, posées sur leurs chaussons à reflets d’argent. Ses oreilles délicatement bordées de blanc éclatant se dressaient et frémissaient, à l’affût des sons, des sensations. »⁵ Et la chatte noire d’une beauté ténébreuse : « Chatte des ombres ! Chatte plutonique ! Chatte d’alchimiste ! Chatte de minuit ! »⁶ Doris Lessing sublime ainsi son récit de portraits, comme exécutés à l’encre de chine, aux lignes subtiles et limpides révélant la quintessence de ses modèles.

Et si il fallait encore démontrer sa passion des chats, nous pourrions évoquer ces procédés stylistiques d’énumération et de répétition qui décuplent la tendresse qui déborde déjà du propos de l’écrivain, et qui renvoient peut-être aussi à une certaine malice dans le regard qu’elle porte sur ces animaux qui savent si bien nous faire rire : « Quand les chatons atteignirent l’âge de pouvoir descendre dans la cour, ils vinrent s’asseoir sur la marche, un, deux, trois, quatre, représentant toutes les variations du noir et blanc, et ils contemplèrent d’un œil craintif le gros chat noir qui les guettait. »⁷, « Je descendis vers l’aube pour boire un verre d’eau, allumai la lumière, et vis la chatte allongée par terre, qui nourrissait ses petits, un, deux, trois, quatre ; à un mètre de là, une souris immobile manifestait que la lumière la dérangeait – mais pas la chatte. »⁸, « La petite chatte descendit l’escalier en sautillant, car chaque marche était deux fois plus haute qu’elle : d’abord les pattes de devant, et puis hop, celles de derrière ; celles de devant, et puis hop, celles de derrière. »⁹

Une délicieuse lecture et un somptueux texte sur les chats. Colette n’est certes pas loin, on pense notamment à son livre La Chatte, mais j’ai préféré Les Chats en particulier.

¹ Éditions Le Livre de Poche, 1986, p.51
² Idem, p.9
³ Idem, p.32
⁴ Idem, p.35
⁵ Idem, p.51
⁶ Idem, p.124
⁷ Idem, p.25
⁸ Idem, p.26
⁹ Idem, p.36


Doris Lessing, Les Chats en particulier, Le Livre de Poche, 1986, 124 pages
Traduit de l'anglais par Marianne Véron
 

lundi 8 février 2010


A six ans d’intervalle, les disparitions de deux pensionnaires créent des émules au sein d’un collège religieux de Barcelone. Le commissaire Flores, aux méthodes plus que douteuses, accompagné d’une nonne, propose à un délinquant psychotique de résoudre cette mystérieuse affaire en échange de sa liberté.

Le Mystère de la crypte ensorcelée est un pastiche de roman policier très réussi. L’enquête, quelque peu fantaisiste mais corsée, pousse le héros à dévoiler toutes ses capacités, employant des méthodes loufoques mais ingénieuses, pour parvenir à sa résolution. Le langage soutenu du psychotique associé à des propos saugrenus permet également à Mendoza de maintenir son lecteur dans une atmosphère comique tout au long du récit.

L’humour de Mendoza n’est pas sans révéler un regard critique porté sur l’Espagne postfranquiste, les diverses institutions du pays étant traitées avec une ironie certaine. Ici, ce sont surtout l’hypocrisie et la corruption des instances religieuses et des autorités qui sont dénoncées par l’auteur. Et puis, il y a ce côté cynique qui transparaît à travers ce que nous donne à voir Mendoza de ses semblables. Le choix d’un héros psychotique ne se justifie pas par le simple fait de vouloir amuser la galerie. Ce protagoniste farfelu à souhait est avant tout un être fragilisé, qui dépend d’un traitement psychiatrique et peut être aisément manipulé par un policier véreux par exemple. Il est à plusieurs reprises révélé sous son angle le plus vulnérable et les démonstrations de mépris à son égard sont nombreuses, notamment lorsque le commissaire Flores lui annonce pourquoi il a été choisi pour résoudre l’affaire : « Nous avons besoin pour cela d’une personne qui connaisse les ambiances les moins reluisantes de notre société, une personne dont le nom puisse être éclaboussé sans préjudice pour nulle autre, capable d’effectuer le travail à notre place et de laquelle, le moment venu, nous puissions nous débarrasser sans encombre. » Bref, un choix de personnage judicieux pour dénoncer les abus de la sorte !

Mendoza apparaît donc comme un observateur sensible et lucide de la comédie humaine avant tout, retranscrivant ses sombres observations avec une plume drôle, certes, mais féroce et sans concessions.

Une belle découverte !

Eduardo Mendoza, Le Mystère de la crypte ensorcelée, Points, 1998, 192 pages
Traduit de l'espagnol par Anabel Herbout et Edgardo Cozarinsky

samedi 6 février 2010


Analyse d'une lecture abandonnée.

J'ai tout de même poussé le masochisme jusqu'aux trois quarts de ce livre. Attirée par un sujet qui me tient particulièrement à cœur, j'aurais dû me méfier davantage de la quatrième de couverture qui claironnait : « Une comédie à l'anglaise, tendre et humaine, pour en finir avec la crise ! ».

Dans Six pieds sous terre, Ray French met en scène Aidan Walsh, un homme ordinaire qui, apprenant qu'il sera bientôt licencié pour cause de délocalisation, décide de s'enterrer vivant au fond de son jardin pour mettre le patron de l'entreprise Sunny Jim Electronics au pied du mur.

« Dernier élément d'une espèce menacée : un employé qui croyait avoir des droits ! »

Certes, l'idée de mettre en avant la révolte d'un ouvrier non qualifié contre une multinationale tentaculaire avait de grandes chances de plaire au vu de l'actualité sociale. Démagogie quand tu nous tiens ! En ce sens, le discours est on ne peut plus simplifié, pour une adhésion optimum, on a un méchant et un gentil, ça ne demande pas trop de réflexion et en plus c'est rigolo. L'humour du livre lui-même ne demande d'ailleurs pas trop d'effort car on peut le résumer au style « pipi-caca-prout ». Que penser ?

Le contexte est à peine ébauché, comme si la condition ouvrière était une évidence pour tout le monde. La psychologie des personnages est survolée comme si au fond il n'y avait pas grand chose à en dire. Les dialogues sont d'une platitude sidérante. L'auteur ne cesse de s'enliser dans les clichés attachés au milieu prolétaire. Alors ?

Au bout de 262 pages, je me suis rendue à l'évidence : Monsieur French n'a aucun talent pour développer des idées, donner corps aux personnages, innover dans l'approche que l'on peut avoir du monde ouvrier, saupoudrer son récit d'un humour drôle et constructif.
Les éditions 10/18 devraient penser à offrir avec ce titre un enregistrement de rires, propre aux sitcoms, à écouter simultanément !
Bref, Monsieur French peut au moins être satisfait d'avoir produit un roman idéalement conçu pour être adapté au cinéma en une comédie dont on se réjouit d'avance !

Mais quelle image ce livre laisse-t-il donc des « prolos » ?

Six pieds sous terre aura manqué clairement et cruellement de profondeur et stagne, en ce qui me concerne, au ras des pâquerettes.

(Janvier 2010)

 Ray French, Six pieds sous terre, 10/18, 2009, 416 pages


Stéphane Audeguy


La Théorie des nuages

(Folio, 2007, 336 pages)


« De l'autre côté du bassin naturel, un être vivant le regarde. C'est un grand singe. […] [Il] se retient de sourire, parce qu'il croit se souvenir que, pour beaucoup d'espèces animales, cela revient à leur montrer les dents, et donc à les menacer. »


Virginie Latour, jeune bibliothécaire, est détachée de son poste afin de répondre à la demande d'un collectionneur japonais qui souhaite faire l'inventaire de sa collection de livres consacrés aux nuages.
Akira Kumo prend vite goût à la présence de la jeune femme à qui il raconte des histoires de chasseurs de nuages. Cela commence avec Luke Howard qui inventa pour ce phénomène atmosphérique une première nomenclature et contribua ainsi à la naissance de la météorologie.
Mais il s'agira ensuite d'accéder à la précieuse pièce manquante de la collection du japonais : le protocole Abercrombie. Un ouvrage qui réservera quelques surprises.


Inspirée par la tranquille navigation des nuages dans le bleu du ciel, l'histoire de ce roman ne décolle véritablement qu'à partir de la troisième partie du livre, c'est-à-dire la dernière, ce qui est tout de même regrettable.
Pour le reste, on s'ennuie un peu, et même ferme lorsque l'auteur tente d'accaparer le lecteur avec quelques scènes érotiques sans intérêt.
Les personnages ont peu de relief, leur histoire semble avoir été placé là juste pour donner un socle au thème des nuées. Cela dit, l'histoire d'Akira Kumo et le traitement du poids du souvenir qui en découle s'en démarque quelque peu. Mais le texte manque clairement de spontanéité, donnant l'impression pour certaines parties d'être un plat résultat romancé des recherches de l'auteur, agrémenté de quelques tournures à sa sauce.
Mis à part quelques descriptions colorées de paysages ou de phénomènes atmosphériques, ce roman m'est donc apparu grisâtre.
L'auteur a de plus la désagréable manie de répéter les dates et les lieux pour donner un effet d'importance aux événements, ce qui m'a particulièrement exaspérée.
Écrire un roman sur le thème de la météorologie était certes audacieux, mais cela a visiblement poussé l'auteur à broder de façon un peu maladroite.
Finalement, un petit traité sur les nuages m'aurait davantage comblée !

(Janvier 2010)

vendredi 5 février 2010


Carole Martinez

Le Cœur cousu

(Folio, 2009, 448 pages)


« Bombarder de couleurs le village étouffé par l'hiver. Broder à même la terre gelée des fleurs multicolores. Inonder le ciel vide d'oiseaux bigarrés. Barioler les maisons, rosir les joues olivâtres de la mère et ses lèvres tannées. Elle n'aurait jamais assez de fil, assez de vie, pour mener à bien un tel projet. »


Avec une prose aussi lumineuse et envoûtante que les ouvrages de son héroïne, Carole Martinez nous entraîne dans une troublante histoire de mères et de leurs filles. Héritage aliénant, capacité d'aimer qui s'effiloche, espoir réduit en poussière et dispersé au vent, la couturière Frasquita Carasco n'aura de cesse de tisser son malheur avec les merveilleux fils contenus dans cette boîte léguée par quelques forces obscures.

Avec son allure de conte, le récit se fait tantôt cocasse, tantôt cruel, se drapant des multiples visages de l'homme, et nous enveloppe de son intemporalité. Le Cœur cousu se fait somptueuse broderie narrative renfermant un joyau de lucidité qui nous dévoile la sphère humaine sous toutes ses coutures. Monstre sanguinaire, monstre collectif, la face sombre de l'homme s'illustre magistralement. Les comportements généreux, honnêtes et dévoués se font plus discrets, mais apportent un équilibre réconfortant et crucial à la survie de toute société. On apprendra surtout, mais sans surprise, que la différence ne fait pas bon vivre, surtout lorsqu'elle est un talent exceptionnel jalousé de tous.

Carole Martinez nous parle encore d'enfances brisées par manque de chaleur, d'adultes écorchés vifs, sombrant parfois dans la folie, par manque de repères affectives, de femmes résignées face aux murs sans cesse dressés sur leur chemin menant vers le bonheur, d'une boîte souveraine du destin de la lignée à qui elle appartient, d'une boîte symbole de l'histoire familiale. Faudra-t-il enfin qu'un seul être porte en lui toute la puissance du chagrin maternel pour briser le cercle maléfique, démontrer qu'il n'y a pas de fatalité ?

Soledad, Wahida, ton nom a-t-il été lu dans tes paumes ou dans le cœur même de celles qui t'ont baptisée ?


« Elle courut jusqu'au village sans se retourner.
Arrivée à la hauteur des premières maisons, elle croisa les yeux brillants de quelque diable déguisé en chat pour agacer le petit peuple des mulots et, pétrifiée, s'arrêta net. Le regard jaune pétillait entre terre et ciel, il la fixa quelques secondes, l'épingla sur le paysage nocturne comme un vulgaire papillon de nuit, puis les yeux fauves se détournèrent, la forme souple sauta de l'arbre où elle s'était perchée et disparut dans l'ombre. Frasquita reprit ses esprits, sans toutefois parvenir totalement à se convaincre qu'il ne s'agissait là que du chat de ses voisins, et elle recommença à courir. Haletante, elle poussa la petite porte de chez elle, traversa la salle à tâtons et se jeta sur son lit. »

(Novembre 2009)

Sherman Alexie (États-Unis)

Dix petits indiens

(10/18, 2009, 288 pages)


"C'est difficile de partager une salle de bains avec une Indienne et de continuer à l'idéaliser. Si le bruit se répandait qu'elle était une personne ordinaire, et même ennuyeuse, elle craignait de perdre son pouvoir et sa magie. Elle n'ignorait pas qu'un jour viendrait où les Blancs finiraient par comprendre que les Indiens étaient tout aussi incurablement ennuyeux et égoïstes qu'eux et qu'ils sentaient tout aussi mauvais qu'eux, ce qui serait un grand jour pour les droits de l'homme, mais un triste jour pour Corliss."


Tel une grand-mère indienne, Sherman Alexie nous conte les espérances et dérapages de dix vies. Dix personnages, liés à la tribu spokane et arrimés à la ville de Seattle, qui rêvent à s'intégrer pleinement. Chargé du poids du passé ou confronté au racisme, chacun avance comme il peut.

L'écriture de Sherman Alexie est chargée d'humour et de gravité. Parce que la gravité est certainement plus abordable par le rire. A moins que ça ne soit tout simplement parce que les Indiens sont doués pour le rire. Mais goûtez donc ces nouvelles, emplies de sensibilité, qui éclatent de rire par lucidité face à l'absurde des situations les plus injustes !

(Octobre 2009)

Jonathan Coe (Royaume-Uni)

La Maison du sommeil

(Folio, 2000, 480 pages)


Après avoir été une résidence universitaire, Ashdown, impressionnante propriété perchée sur une falaise des côtes anglaises, accueille désormais la clinique du sombre docteur Dudden qui traite des troubles du sommeil. Tels des fantômes en errance, certains visages reviennent rôder au sein d'Ashdown. Des vies se recroisent après douze ans d'éloignement et de métamorphoses inattendues.


Avec La Maison du sommeil, Jonathan Coe nous livre une atmosphère inquiétante mêlée d'ironie. Entre apitoiement sur le sort peu enviable des personnages et humour corrosif de l'auteur, le lecteur est chahuté. Parfois même, ce livre inspire une farce. En témoigne la fameuse mise en abîme introduite dans le chapitre 7 : "La maison du sommeil, écrit par un auteur, Franck King, dont elles n'avaient encore jamais entendu parler" -, agrémentée d'une savoureuse autodérision chapitre 14 : "Croyait-elle vraiment que ce récit d'horreur à quatre sous, qu'avec Véronica elle avait toujours considéré comme une vaste bouffonnerie, ait soudain acquis le mystérieux pouvoir de la blesser ?". Même lorsque l'auteur s'applique à donner une stature digne d'un sinistre château hanté à la propriété d'Ashdown, il provoque une situation cocasse en réécrivant mot pour mot la description de celle-ci à trente pages d'écart : une impression de déjà vu ?
De plus, les situations loufoques ne manquent pas dans ce récit, à noter le malentendu concernant le décès de la chatte de Robert, l'article aux notes de bas de page décalées paru dans Photogramme ou encore le colloque des psys qui est mémorable ! Et c'est par là que passe Jonathan Coe pour mener une critique acerbe de la société et s'engager politiquement, en se gaussant des absurdités qui peuvent être rencontrées même dans un secteur aussi sérieux que la psychiatrie, tout en dénonçant le tragique du manque de moyen qui en découle.

Une farce révélatrice de l'absurdité de l'existence. Car on rit beaucoup en lisant La Maison du sommeil mais avec une chape de plomb posée sur la tête. Car, finalement, le projet de scénario de Terry ne résume-t-il pas ces douze années passées sur les vies de Sarah, Gregory, Veronica, Robert et Terry lui-même : "Enchaînement brutal de plans de son visage à vingt ans, plein d'enthousiasme juvénile, et de plans de son visage à soixante-dix ans, creusé par l'amertume et le désenchantement. Une chronique vertigineuse, accélérée, de l'optimisme se ratatinant en désespoir." ?

(Juin 2009)

Didier van Cauwelaert

L'Éducation d'une fée

(Le Livre de Poche, 2002, 221 pages)


" Beaucoup de filles sont des fées qui s'ignorent ; elles ne savent pas qu'elles sont magiques. "


L'Éducation d'une fée expose le regard particulier que Nicolas Rockel pose sur la vie. Il a gardé une âme d'enfant et se comporte comme un prince charmant. Seulement voilà, on a beau être le monsieur le plus gentil du monde, la vie a toujours son mot à dire et il est rarement facile à entendre.


Ce livre est un catalogue de situations et d'actes qui se voudraient touchants et féeriques, mais qui perdent de leur magie par manque de profondeur. La façon dont le héros tente d'apprivoiser la mort aurait mérité plus ample développement, par exemple. Sans cela, l'idée reste au rang d'anecdote. Le héros qui devrait refléter la magie des autres, du rapport aux autres, ne fait que se révéler être le sauveur de quelques dames en détresse. Toutes les idées semblent reposer sur des croyances, des superstitions, une vue un peu trop naïve et simplifiée du monde comme il tourne. L'écriture est plate, sans charme. Les personnages semblent inaccessibles par leur manque de relief et le dénouement est un peu fade à mon goût. C'est une lecture confortable, distrayante mais dispensable.

(Juin 2009)

Sue Hubbell (États-Unis)

Une année à la campagne

(Folio, 1998, 272 pages)


" C'est pourquoi j'ai cessé de dormir à l'intérieur. Une maison est trop petite, trop limitée. Je veux le monde entier, et aussi les étoiles. "


Une année à la campagne se présente comme un journal de bord s'étalant sur les quatre saisons, chacune riche des anecdotes amusantes et étonnantes de la Dame aux Abeilles.
Instructif, réfléchi, drôle et tendre, le propos de Sue Hubbell est un émerveillement, une caresse sur nos vies bousculées, une issue pour les esprits étriqués. Observer le monde qui nous entoure, le savourer, le vivre, chercher à le comprendre avec humilité, savoir être patient face aux innombrables questions qui en émergent, accepter que certaines énigmes de la nature puissent rester telles, c'est ce que l'auteur nous apporte de plus précieux à travers ses observations quotidiennes.
Écrit avec sobriété, la richesse de ce récit n'en est que plus savoureuse et son message d'une clarté poignante. J'ai été littéralement enchantée par la capacité d'étonnement de Sue Hubbell, qui choisit de vivre les questions plutôt que de les affronter, ce qui permet un élargissement sidérant des perspectives de savoir et d'épanouissement !

(Juin 2009)

Delphine de Vigan

No et moi

(Le Livre de Poche, 2009, 256 pages)


"Les histoires entre les parents et les enfants, c'est toujours plus compliqué."


Lou, une adolescente surdouée, se lie d'amitié avec une jeune femme SDF et tente de bouleverser le cours des choses...

Ce livre aborde plusieurs sujets intéressants mais il ne faut surtout pas s'attendre à un traitement de fond. Sur la quatrième de couverture, une critique de Marie-Claire considère que c'est "l'art de dire des choses graves avec légèreté." En effet, quelle légèreté ! On a l'impression que l'auteur aborde des thèmes trop complexes pour elle, ce qui l'empêche donc de développer ses idées dont le contenu reste ici franchement au ras des pâquerettes. Est-ce parce que son héroïne n'a que treize ans qu'elle simplifie les choses à ce point ? Pourquoi écrire un livre dont l'héroïne est si jeune si cela oblige à rester toujours dans cette seule conclusion : "C'est compliqué." Réponse évasive bien connue que les parents donnent à leurs enfants parce qu'ils n'ont pas le courage de réfléchir avec eux. Cela m'a surtout fait sortir de mes gonds lorsque cette réponse revient en force au moment où est révélée l'étendue des dégâts de la relation que No a avec sa mère. C'est justement là qu'il y a des réponses ! Mais non, c'est compliqué, alors... L'auteur ne détient certes pas les clefs de la vérité mais devrait au moins avoir le courage d'avoir un avis et d'en faire part au lecteur, parce que c'est franchement trop facile de claquer cette réponse idiote.

C'était sans compter que le livre fait parfois penser à un prospectus publicitaire ! En voici quelques exemples :
1/ "je tomberais raide de ma petite hauteur, les Converse en éventail"
2/ "je pourrais prendre mon sac Eastpack et sortir sans un mot"
3/ "elle donne à No un Bounty et un paquet de petits Lu"
4/ "elles vont chez H&M le mercredi après-midi"
5/ "le tee-shirt que j'avais acheté chez Pimkie"
Dans quelques années, il faudra se munir d'un dictionnaire des marques pour lire Delphine de Vigan ! Car, à part dans l'exemple 2 dont la marque est précédé du nom de l'objet, on risque de ne pas comprendre de quoi il s'agit exactement.

Il y a même une devinette mais il faut avoir une excellente culture générale ! Je vous cite le passage, comme ça vous pourrez jouer aussi : "Mais ma mère est restée dans son silence et j'ai regardé la pub avec la fille qui met un déodorant magique et danse au milieu des gens, les flashes crépitent et elle tourne sur elle-même avec une robe à volants, j'avais envie de pleurer."
J'espère ne pas me tromper en disant qu'il s'agit du déodorant Narta. Mais étant donné que je n'ai plus la télé depuis 4 ans et que le livre a été publié en 2007, il est possible que je ne sois plus dans le coup et qu'il s'agisse d'un autre déodorant !

Que dire des tics de langage qui inondent le livre pour faire "djeun's", sinon que j'ai failli me flinguer pendant les premières pages tellement il y en avait et que cela m'empêchait de profiter un tant soit peu de l'histoire cachée dessous. Le livre fait 250 pages, j'ai compté les "et tout" pendant 100 pages : 22 fois la phrase se termine par ces termes. C'est consternant ! Nous avons des tics de langage lorsque nous parlons mais ils disparaissent souvent à l'écrit. Ben non, Delphine de Vigan elle les écrit quand même ! Pourquoi pas un ou deux dans les dialogues, mais quand l'héroïne pense ? Aucun intérêt !

Bref, vous l'aurez compris, je n'ai pas beaucoup apprécié ce livre plutôt creux, à l'écriture plate, aspergé d'une bonne dose de Narta tant certains sujets qui y sont abordés sentent mauvais et pourraient choquer le nez du lecteur sourcilleux du confort de sa conscience s'ils étaient traités avec plus de cran. Où est donc l'impertinence du discours qu'on lui octroie ? Caresser dans le sens du poil ou noyer le poisson me semble bien loin de l'impertinence. No et moi reste donc une histoire "mignonnette", sans plus.

Un petit passage apprécié, tout de même, pour la route : "Noël est un mensonge qui réunit les familles autour d'un arbre mort recouvert de lumières, un mensonge tissé de conversations insipides, enfoui sous des kilos de crème au beurre, un mensonge auquel personne ne croit." (Passage qui aurait plus d'impact dans une véritable réflexion sur la famille, vaste chantier.)

(Mai 2009)

Ray Bradbury (États-Unis)

Fahrenheit 451

Titre original : Fahrenheit 451 (1953), traduit de l'américain par Jacques Chambon et Henri Robillot
Édition : Denoël, Présence du Futur, 1995, 300 pages, avec dossier pédagogique



" Un volume lui atterrit dans les mains, presque docilement, comme un pigeon blanc, les ailes palpitantes. "


Guy Montag est pompier. Quel valeureux métier !
Guy Montag est pompier dans un monde où on ne gère pas les problèmes, on les brûle.
Et le plus gros souci des pompiers est de faire disparaître un objet de liberté capable de réveiller les consciences.
Dans un monde où observer la lune est un délit, ouvrir la bouche quand il pleut afin de goûter la pluie un acte de folie, réfléchir sur ses propres actes un crime de grande envergure, les esprits vifs et curieux s'exilent loin de la ville, errent le long des voies ferrées désertées et se font le support de leurs lectures, espérant un jour pouvoir à nouveau transmettre librement cette richesse.
Aidé de deux rencontres inattendues, Guy Montag se réveille d'un long sommeil somnambulique et devient un dangereux criminel.


Tout au long de cette lecture persiste un paradoxe. D'un côté, l'écriture tout en image de Bradbury nourrit abondamment notre imagination. D'un autre côté, il décrit un univers où règne un vide d'émotions et de créativité effrayant. Cette opposition recrée parfaitement le dilemme vécu par le personnage principal, Guy Montag, en pleine crise existentielle. En effet, l'écriture très visuelle de l'auteur évoque la prise de conscience de Montag, un sens de l'observation et un sens critique qui se développent, la naissance d'une vie spirituelle où l'imagination et la créativité ont leur place. S'y oppose à travers le décor dans lequel évolue Montag, sa réalité matérielle, le conditionnement subit par celui-ci (et ses contemporains) dont il est difficile de se démettre. Ainsi, la construction même du récit semble aller de concert avec le mouvement intérieur qui sévit chez le personnage principal.

Ce livre interroge des problèmes toujours d'actualité comme le conditionnement qu'opère nécessairement, mais à différents degrés, une société sur les individus. Ce qu'apporte mais aussi ce que prend le choix de penser par soi-même, de redéfinir sa place et toutes les responsabilités qui vont avec au sein de la communauté humaine. Le problème, surtout du point de vue culturel ici, du nivellement vers le bas, l'infantilisation de toute une population, l'offre et la demande qui s'entretiennent vers toujours plus de confort pour l'esprit, de docilité mentale.
Sur un thème plus spécifique, un passage m'a fait penser à l'addiction au lecteur mp3 : "Dix ans de pratique des radio-dés avaient fait d'elle une virtuose de la lecture sur les lèvres." Certains, perdus dans leur bulle musicale, en oublient de vous remercier lorsque vous leur rendez service. Quelques pages plus loin, il est écrit que "personne n'a plus le moindre instant à consacrer aux autres." Il semble en effet difficile d'être attentif à ceux qui nous entourent avec de tels comportements isolationnistes qui deviennent rapidement la norme. Ce qui nous renvoie à quelques pages plus tôt : "Après tout, on vit à l'époque du kleenex." L'époque du mouchoir en tissu qu'il fallait entretenir pour qu'il reste d'un contact agréable était-elle un peu plus courtoise ?

On peut remarquer un manque de précision chez les personnages secondaires, mais également dans le contexte, particularité déjà observée dans Les chroniques martiennes du même auteur. Et ceci laisse parfois un sentiment d'inachevé. Cependant, concernant le personnage de Mildred, compagne de Montag, il est possible qu'il reste flou pour mieux incarner ce vide d'émotions et de créativité que dénonce justement Bradbury. A travers Mildred, c'est toute cette société de zombis qui se révèle avec son indifférence crasse, sa fainéantise intellectuelle, son néant intérieur. Finalement, ici, n'est-ce pas ces gens qui semblent inachevés ? Des gens qui ne profitent pas pleinement de leurs facultés pour s'épanouir et prendre toute leur dimension d'homme ? Le vide s'estompe lorsque Montag tend vers le changement et quitte la ville : "Il s'arrêta pour respirer, et plus il respirait la terre, plus il en intériorisait les moindres détails. Il n'était plus vide. Il y avait ici largement de quoi le remplir. Il y en aurait toujours plus que largement."
De plus, le peu d'éléments dont nous disposons pour certains personnages ne nous empêchent aucunement de ressentir leur profonde détresse. C'est même d'autant plus poignant que cette détresse est finalement révélée, pour Mildred et le capitaine Beatty, dans des actes forts et inattendus.

Enfin, la scène avec la vieille femme qui choisit de brûler vive parmi ses livres plutôt que de les abandonner est certainement l'un des passages du livre les plus significatifs. L'écriture "minimaliste" et spontanée de Bradbury donne à cet instant une force étonnante, révélant toute l'ampleur dramatique vers laquelle court cette société tronquée. Écriture que l'on peut comparer à une peinture faite d'esquisses qui laisse toute la place à l'imagination de celui qui contemple le tableau. Un goût de l'implicite qui amplifie savamment le tragique du récit.

Il faut lire Fahrenheit 451 pour les questions essentielles qu'il soulève et le fabuleux style métaphorique et poétique de Bradbury.

(Mai 2009)

Pierre Jourde

La Littérature sans estomac

(Pocket, Agora, 2003, 416 pages)

Cet ouvrage a obtenu le prix de la Critique de l’Académie française 2002.


« La littérature est ardue, parfois. On peut tenter de s’en servir pour aller un peu plus haut que soi, un peu plus loin. Cela exige de se défaire de quelques certitudes. Tout cela est fatiguant, lent. »


L’essai de Pierre Jourde, qui semble renouer avec le genre du pamphlet, est dédié « à mon frère Bernard qui connaît la bagarre ». Dédicace qui n’est pas anodine car la critique se fait brutale à certains moments, mais l’humour en est si délectable qu’on s’en accommode.
Cependant, quant au genre à accorder à son livre, Pierre Jourde explique dans un entretien avec la revue Chronic’art : « Je ne suis même pas sûr, au final, que La Littérature sans estomac soit un pamphlet mais plutôt un ouvrage riche d'une dimension satirique. Je joue avec les textes et tente de démontrer qu'un mauvais texte a une très grande capacité comique. »
Cet essai n’est pas une analyse détaillée du fonctionnement du monde de l’édition. Jourde s’affaire à sa spécialité : le travail sur le style, le corps du texte. Comme il nous en avertit dans l’avant-propos, il s’agit surtout ici d’approfondir des lectures (car Pierre Jourde, lui, lit les livres qu’il critique). Les textes cités ayant en commun qu’ils pourraient figurer au rayon « littérature exigeante » ou « littérature inventive», car publiés par des maisons d’éditions prestigieuses, « censées sélectionner rigoureusement leurs auteurs et travailler pour la postérité ».

Le premier ballon de baudruche n’est autre que Philippe Sollers surnommé ici « le Combattant Majeur ». Encensé par Le Monde des livres (Sollers ayant trouvé une groupie en la personne de Josyane Savigneau), il est omniprésent dans les médias car considéré comme un spécialiste de tout.
Ce que Pierre Jourde reproche, entre autres choses, à Sollers est qu’« il utilise de vrais penseurs pour les édulcorer. Le cirque Sollers exploite les vieux artistes. Le Barnum de la littérature met un nez rouge à Rimbaud et Artaud. Parfois le numéro se laisse regarder. Parfois la bouffonnerie devient gênante. » Sollers semble faire parti de ces auteurs au style verbeux, moyen efficace pour camoufler le manque de matière à penser.

Ensuite, Jourde monte sur le ring face aux adversaires que sont l’écriture blanche (mélange de naturalisme et de romantisme dégradé) et l’écriture rouge (du drapé, de la posture, de la déclamation, charriant des morceaux de réalisme) : « L’une cherche à se singulariser dans une affectation de détachement, l’autre dans le cabotinage. Dans les deux, le désir de la singularité pour elle-même engendre le poncif. » Pour l’écriture blanche, on retrouve, entres autres, Marie Redonnet, Jean-Philippe Toussaint ou Emmanuelle Bernheim. Pour l’écriture rouge, entre autres : « C’est Toto qui écrit un roman : Frédéric Beigbeder » et son livre 99 F, « Marie Darrieussecq ou la colossale finesse » et son premier roman Truismes.
A propos de Marie Darrieussecq : « Truismes est une petite crotte desséchée, affectée de tous les tics de style contemporains. Ça se voudrait méchant, c’est très bête. Le sujet même est plein d’enseignement. Il est curieux d’observer, ces derniers temps, combien de jeunes femmes écrivains mettent en scène avec délectation l’humiliation de femmes idiotes. On dirait de la nostalgie. […] le caca et le vomi dont Marie Darrieussecq tartine ses pages, ce n’est pas du Sade ni du Louis-Combet. C’est juste triste, c’est du caca qui vient de la tête, péniblement excrété par un cerveau constipé. Partant, c’est tout bêtement, tout platement immonde ». Propos suivi d’un extrait de Truismes franchement répugnant et très mal écrit qui plus est. On peut alors remarquer, comme dans d’autres passages, que l’écriture du critique s’adapte à la cible, à son style. Effet comique garanti. Le passage concernant Frédéric Beigbeder est également très réussi, tout bonnement hilarant.

Ensuite, il traite de l’écriture écrue : « Ni tout à fait blanche (c’est une écriture des singularités, de la saveur spécifique des choses, des moments), ni tout à fait colorée (elle affecte la transparence et le naturel). Écrue comme les bons gros pulls tricotés qu’on met forcément pour aller cueillir des champignons ou allumer du feu dans la vieille cheminée. Petits objets du quotidien, gens de peu, prose poétique, effets stylistiques discrets mais repérables. L’écriture écrue, elle aussi, part du principe de l’authenticité. Elle fait accroire que son originalité tient à la modestie de ses objets. A l’ineffable qu’elle sait traquer dans une expérience microscopique. Éternel et absurde balancement entre le grand sujet et le petit sujet. L’écriture écrue n’est pas à louer ou à condamner pour ses objets, pour son minimalisme, mais comme folklore. » Elle concerne des auteurs comme Pierre Autin-Grenier, Eric Holder, François de Cornière ou Philippe Delerm. Jourde parle de textes « exigeant un effort de lecture minimal, et reposant entièrement sur la recherche de l’approbation sans discussion. » On peut aussi parler de lecture de confort, ce que j’avais ressenti en lisant La Première Gorgée de bière de Philippe Delerm. C’est sympathique mais finalement, on ne peut pas en dire grand-chose et plus tard, il n’en reste presque rien.

Un interlude est consacré à Michel Houellebecq, nommé ici « l’individu louche ». L’analyse est éclairante mais ne tranche pas sur la question.

Enfin, le critique s’enthousiasme pour des écrivains, qui ne sont pas des fabricants de livres, comme Valère Novarina, Eric Chevillard ou encore Jean-Pierre Richard. Mais attention, parce que là, la critique se fait ardue ; très certainement à la lumière d’œuvres complexes, riches d’inventivité, de cohérence et de force dans les idées.
Un très beau passage au sujet des possibilités qu’offrent la littérature : « Ce que l’on fait en écrivant prolonge aussi la trituration enfantine des choses, cette jouissance de les voir se construire, se briser, passer l’une dans l’autre. Il y a eu dans notre histoire cette primitive découverte : l’être n’est pas plus stable que les monstres en pâte à modeler. La littérature poursuit dans le monde fixe des adultes le cours des métamorphoses, des transformations et des bricolages. Le sens de la ductilité universelle, l’usage des mots comme fioles et cornues à travailler la pâte du monde, pour élaborer de minuscules merveilles qui se dissipent à l’instant, c’est tout cela qui séduit dans les récits poétiques Éric Chevillard. On y entre comme dans le laboratoire d’un savant de dessin animé, plein de formes et de couleurs étranges, sans prévoir ce qui sortira de ces circonvolutions. On ne s’émerveille pas sans se transformer soi-même. La merveille surgie de l’obscurité déploie en un clin d’œil d’autres manières d’être, de voir, de faire, et tout cela tient parfois en quatre mots, que la voix un peu exigeante, un peu tenue prolonge, soutient, fait résonner dans tout l’espace d’un récit, et qu’elle accorde à d’autres merveilles. »


Pour conclure, cet essai m’est apparu comme une véritable ouverture vers d’autres horizons littéraires. Pierre Jourde y fait le portrait d’une littérature exigeante au sens où elle innove, permet au lecteur de s’élever, de s’enrichir, de se transformer au gré de ses lectures et où le style tient une place essentielle.
Cet essai peut être considéré comme une honnête démarche car Pierre Jourde ne descend pas une certaine dimension de la littérature contemporaine sans ouvrir cette brèche sur une littérature digne d’intérêt, à découvrir et à valoriser. De plus, lui-même en tant qu’auteur de romans tend le flanc à la critique. Toujours dans l’entretien proposé par Chronic’art, Pierre Jourde confiait au sujet des réactions suscitées par son livre : « La Littérature sans estomac a ses défauts et je suis totalement ouvert à toutes les critiques qu'on serait amené à lui faire, mais que celles-ci soient justes. Je ne suis pas pamphlétaire, ni retranché dans le camp universitaire, mais écrivain. J'aimerais d'ailleurs beaucoup que l'on considère cet ouvrage sous cette optique. »


Chronic'art : lien vers l’entretien intitulé « Pierre Jourde, la critique avec des burnes », dont j’ai tiré quelques extraits.

Le Monde diplomatique - Octobre 2004 : « Vive la littérature rebelle ! », un avant goût de la critique telle que la pratique Jourde.

Le Monde diplomatique - Août 2008 : « La machine à abrutir », autre article de Pierre Jourde très éclairant sur la bêtise médiatique et sa principale conséquence, une démolition de la culture.

Causeur - Janvier 2009 : « La fatigue du critique », article où l’on apprend ce qui a suivi, durant six ans, la parution de La Littérature sans estomac. Pierre Jourde y explique la difficulté de tenter de nuancer le débat afin d’engendrer une réflexion sur les textes en tant qu’objets de la critique, dans un milieu où règne la connivence, l’uniformisation de la pensée. La peopolisation de la littérature ne laisse aucune place à la critique négative car ce phénomène dévie la cible véritable des critiques comme Pierre Jourde, à savoir les textes, pour la transférer sur les personnes, seul sujet attractif par définition dans ce cas. Pierre Jourde est déclaré « méchant », « aigri », « envieux » et d’autres qualificatifs de ce genre, ce qui indique que l’on se situe dans le domaine de la personne et non pas de l’objet produit qu’est le livre. Par conséquent, le travail de critique doit se faire si prudent qu’il ne peut déboucher que sur un commentaire positif, voire légèrement nuancé mais avec beaucoup d’allégeance. De ce fait, si le travail sur le texte est abandonné par les critiques littéraires en faveur d’éloges constantes sur la personne des auteurs, comment nous lecteurs pouvons-nous être éclairés quant à la qualité des textes dans cette incroyable étendue de publications qui nous est proposée ?
Début de l’article : « J’ai publié en 2002 La Littérature sans estomac pour réagir aux choix d’une certaine critique établie, qui accordait une importance démesurée à des livres à mon sens sans intérêt, alors que la littérature compte beaucoup d’auteurs passionnants que l’on ne mentionne pas assez. Il s’agissait aussi, tout simplement, de regarder de près les textes au lieu de parler d’autre chose, et de prendre plaisir à la pratique d’un genre littéraire assez peu fréquenté : la satire. »

(Mars 2009)

Stieg Larsson (Suède, 1954 - 2004)

Millénium 3 - La Reine dans le palais des courants d'air

(Actes Sud, 2007, 720 pages)


Troisième et dernier volet de la série Millénium, ce livre tient son lecteur par la barbichette, tout comme les précédents. Un rythme d’enquête effréné, une intrigue à plusieurs facettes, des développements maîtrisés donnant du relief à l’affaire, des personnages surprenants : une indéniable réussite dans le genre polar.

Cependant, avec ce troisième volet, on finit par se retrouver avec un groupe de gentils de plus en plus étoffé face au côté obscur ; c’est certainement trop beau pour faire réaliste. Tout le monde connaît une personne clef qui finit par se joindre à la ligue des gentils. Tous sont prêts à voir leur carrière et leur réputation mises en pièce par cette affaire louche à première vue. Tout repose sur l’honnêteté et la méthode Blomkvist. Blomkvist le Jedi. De plus, l’on comprend que l’État n’est en fait pas un méchant, seulement il est un peu lent à la détente, mais il tient fermement aux principes de la démocratie. Les droits du citoyen ne peuvent être bafoués que par un groupuscule de fous furieux couvert par quelques salopards corrompus au sein de la police de sûreté nationale. Mouais… Le gouvernement ne tenterait en aucun cas de marchander avec les journalistes pour étouffer une affaire de cette ampleur. Vive la constitution ! Mouais… Tout ceci semble un peu trop féerique… mais c’est une fiction me dira-t-on. Ou alors, tout ceci est bourré d’ironie ; c’était d’ailleurs la sensation que j’avais gardé du précédent tome. Donc, soit l’auteur a choisi la facilité pour clore l’affaire Salander, soit il exagère le tout pour mieux pointer du doigt les potentielles défaillances des démocraties. Mystère et boule de gomme !

Autre chose qui m’a chiffonnée : lorsque deux personnes qui ont tentés de se tuer, se retrouvent dans le même service d’hôpital, à deux portes l’une de l’autre, est-il plausible que leurs portes de chambres ne soient pas gardées par un quelconque service de sécurité ?!

Mis à part mes quelques hésitations, j’avoue avoir passé un excellent moment de lecture.

(Février 2009)

Tove Jansson (Finlande, 1914 - 2001)

Moomin et les brigands
Les aventures de Moomin, vol.1

(Le petit lézard, 2007, 148 pages)


Bienvenue dans la vallée Moomin ! On y fait la connaissance d’une famille tout à fait farfelue et extrêmement attachante. Des créatures tout en rondeurs, qui nous font penser à une joyeuse compagnie d’hippopotames. Les Moomins sont d’une générosité sans limites, accueillant au possible et gentiment farceurs avec leurs invités. Car ils adorent jouer !
Papa Moomin, qui ne quitte jamais son chapeau haut de forme, est toujours en quête d’aventures. On ne sait jamais ce qu’il s’apprête à sortir de son chapeau qui, il est vrai, fait penser à celui d’un magicien. Maman Moomin a l’air tellement résigné face aux idées de Papa Moomin que c’en est hilarant. Cependant, elle a aussi des idées extraordinaires. Et leur fils prend bon exemple sur ses parents, ainsi que sa fiancée Mademoiselle Snork.
D’autres créatures, plus étonnantes les unes que les autres, viennent alimenter une ambiance déjà détonante. On cherche à les identifier par le biais d’animaux que l’on connaît, mais on sent bien que pour la plupart, elles sortent directement de l’imagination de Tove Jansson.

L’illustration sobre, car tout en noir et blanc, est d’une précision remarquable. J’ai passé du temps à détailler chaque planche tant il y a de petites choses qui se déroulent en marge de la trame principale. Tove Jansson sait aussi nous émouvoir avec des images simples, comme un Moomin découvrant les premiers crocus du printemps nordique et s’en inspirant pour écrire un poème.

Les aventures de Moomin ne sont pas uniquement destinées aux enfants. L’ambiance a parfois un aspect sombre et inquiétant. De plus, on remarquera rapidement l’humour subtil, les sous entendus à travers ces histoires fantaisistes. Enfin, la vie de bohème et d’aventure menée par la famille Moomin n’est certes pas applicable en réalité, mais elle peut être une source d’inspiration pour donner du sens à la vie. Jouer, créer, rire : la voie royale vers le bonheur !


Ma rencontre avec Moomin, la première image qui nous est donnée de lui dans cette BD :

(Février 2009)

Lucienne Cluytens

La Grosse

(Liv'éditions, 2004, 288 pages)


La grosse ? C’est Eva, la trentaine, habituée depuis l’enfance aux insultes et moqueries en tout genre visant son apparence physique. Elle n’a pas d’amis et vit chez sa mère, qui la gave comme une oie pour mieux la garder auprès d’elle. Eva voit sa mère comme une vieille sorcière toute desséchée, qu’elle craint et qui finira par la hanter. Les deux femmes se pourrissent l’existence l’une l’autre. C’est avant tout l’image du père défunt qui les sépare. Ce père qu’Eva adorait et qui, pense-t-elle, fut la seule personne qui l’ait aimé. Cette jeune femme esseulée, étouffée par une mère perturbée, a malgré tout des rêves qu’elle compte bien réaliser à tout prix.
Son premier désir, échafaudé en souvenir du père, est de tenir le guichet de la poste de son village. Mais voilà, le receveur hait les gros, refuse le poste à Eva et y promulgue une jeune femme filiforme. Cependant, « la grosse » ne compte pas en rester là et poursuivra son rêve d’une bien étrange manière.


Ce livre au titre provocateur est le reflet cru d’une réalité désolante. La bêtise et la cruauté y sont largement déployées à tout point de vue. On ne sait même plus qui est victime de qui. Il m’a semblé que la plume de l’auteur était ironique de la situation initiale au dénouement final. D’ailleurs, l’histoire pourrait être drôle si on la considérait comme une caricature mais… j’y ai vu une telle lucidité que je n’ai pas même souri une seule fois. C’est glauque, et ça transpire la mauvaise foi qu’on souhaiterait exagérée par l’auteur. Que dalle ! Mais La Grosse c’est avant tout une démonstration éclatante de ce que la peur et la colère de l’enfant peut engendrer chez l’adulte qu’il devient. Une monstruosité dont il n’a même pas conscience pour toute réponse aux différentes violences endurées.

(Janvier 2009)

Stieg Larsson (Suède, 1954 - 2004)

Millénium 2 - La fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette

(Actes Sud, 2006, 656 pages)


J'avais déjà beaucoup aimé le premier tome de cette série, mais je trouve l'intrigue de ce second volet encore meilleure. Parfois, il m'a semblé que les choses étaient un peu tirées par les cheveux mais en même temps, j'ai eu l'impression que cela était fait exprès, que l'auteur s'est amusé à frôler la limite qui, une fois franchie, plonge l'intrigue dans le burlesque. J'ai trouvé son écriture pleine d'humour et plus ironique encore. Il arrive à nous concocter des méchants très très méchants, sur fond d'un sujet terrible (le trafic de femmes), avec des situations ignobles et en même temps, à nous faire rire avec cette héroïne parfaitement étonnante, qui ridiculise tout ces abrutis vulgaires, pervers et d'une brutalité sans nom, en les remettant à leur place d'enfoirés ordinaires qui n'aiment pas les femmes, comme dirait Lisbeth.

Ce qui me plaît jusqu'à présent chez Stieg Larsson est qu'il ait réussi à faire passer une sorte de revendication à travers un polar. Dans les différents polars que j'ai lu jusqu'à présent, l'auteur n'a pas su faire passer de message avec autant de talent. Larsson, lui, nous donne la possibilité de sortir révolté de ses histoires et de prendre conscience que ce qu'il traite comme sujet en trame de fond est lâchement blanchi par notre société. Et je pense que son argument le plus fort est Lisbeth Salander. A travers elle, il nous montre que notre système, notamment à travers ses préjugés, est capable de sombrer dans ce qu'il y a de plus perfide.

Son Mickael Blomkvist est toujours aussi charmant, et avec d'autres messieurs, vient rééquilibrer la balance. Sinon, on en arrivait à la conclusion que tous les hommes sont des salauds, ce qui n'est pas le cas assurément. Ce serait une triste vision manichéenne du genre humain.

Je peux déjà dire, arrivée au second tome de cette série, qu'elle est une belle leçon d'ouverture d'esprit. Ensuite, je recommanderais cette lecture à ceux qui ne se sentent pas révoltés face à la question de la prostitution. Je pense que leur passivité d'esprit face à ce sujet vient souvent du fait qu'ils ne s'imaginent pas quelle souffrance il y a derrière et comme les droits humains y sont largement bafoués.

(Janvier 2009)

Hippolyte Taine (1828 - 1893)

« J'ai beaucoup étudié les philosophes et les chats. La sagesse des chats est infiniment supérieure. »

Vie et opinions philosophiques d'un chat (1858)

(Rivage Poche / Petite Bibliothèque, 2008, 64 pages)


« Ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent.» (René Descartes, Lettres au Marquis de Newcastle, 1646)
Lors de la parution de ce court texte, en 1858, Descartes a dû se retourner dans sa tombe !

Le matou, « né dans un tonneau au fond d’un grenier à foin », grandit dans une basse-cour, entouré de chats et d’autres bêtes, notamment une oie qui devient son amie. Mais cette relation donnera lieu a une expérience brutale et s’ensuit ses premières réflexions sur la mort , le pouvoir, la place de chacun au sein de cette « république » qu’est la basse-cour. Puis, il aborde la condition féline, les passions, le bonheur, l’essence des choses (comparaison chien et chat). Enfin, considérant avoir atteint un degré de sagesse ultime, le matou est parfaitement satisfait.

« Celui qui mange est heureux ; celui qui digère est plus heureux ; celui qui sommeille en digérant est plus heureux encore. Tout le reste n’est que vanité et impatience d’esprit.» (Partie VI du texte)

Ce petit livre est un petit bijou d’humour cynique ! Le tonneau serait-il d’ailleurs une référence à Diogène de Sinope (bien qu’il aurait été surnommé le Chien) ?
Plein d’imagination, il se dégage également de cette fable une certaine atmosphère poétique (cf : partie VIII du texte). Une fable où le chat me semble représenter le soi-disant philosophe qui, ayant une très haute opinion de lui-même, croit détenir les clefs de la Vérité par le biais de ses seules expériences.
J’ai donc lu ce texte comme une parodie de traité philosophique. On remarque d’emblée l’absence d’une notion fondamentale : la morale. Ce qui peut expliquer que le chat puisse atteindre aussi rapidement un degré de sagesse… peu élaborée. Car la morale n’est-elle pas l’une des notions philosophiques les plus délicates à penser ?

(Janvier 2009)

Marie-Paul Armand

La Poussière des corons

(Pocket, 2001, 416 pages)


Madeleine est née le 1er janvier 1900. Elle est fille de mineur et grandit dans un des nombreux corons du Nord-Pas-de-Calais. On la suit dans ses premiers pas, son entrée à l’école où elle s’avère être une élève douée et passionnée. Mais son avenir est prédéfini par sa condition. Une fille de mineur ne devrait pas avoir pour ambition de faire des études, elle doit aider sa mère dans les tâches quotidiennes, ses parents n’ayant pas les moyens financiers pour qu’elle puisse avoir un métier autre que « cafus » (trieuse de charbon). Madeleine apprend à laver les vêtements de mineur (bon courage pour enlever le charbon !), apprend à coudre avec sa mère, afin d’amener un petit revenu supplémentaire à la maison, nettoie, jardine… et mène une vie épisodiquement heureuse car traversée de nombreuses tragédies. Mais au pays des mineurs, la tranquillité était bien le dernier luxe que l’on pouvait s’offrir !


A travers cette vie, c’est l’histoire des mineurs que Marie-Paul Armand nous fait partager. Ces ouvriers de la nuit ne choisissent pas, ils subissent. Un fils de mineur sait que dès 12 ans, après avoir passé son certificat d’études, il sera envoyé au fond. Les débuts sont très rudes mais le jeune mineur s’habitue à descendre chaque jour sous terre sans savoir si il remontera. Que peut-il faire d’autre ? Paradoxalement, ce métier, qui se traduit quasiment par une menace de mort quotidienne, lui permet de manger et donc de vivre.
L’histoire de Madeleine nous fait traverser les différentes grèves menées par ces hommes qui voulaient acquérir des conditions de travail dignes et pouvoir manger à leur faim, les catastrophes (Courrières), les accidents, les coups de grisou… mais aussi les deux Guerres mondiales. Il est intéressant d’apprendre que durant la seconde Guerre mondiale, les mineurs ont mené d’autres grèves pour leurs conditions de travail, une sorte de mouvement de résistance qui permis de ralentir la production de charbon qui bénéficiait aux Allemands. Bien entendu, les répressions ne se firent pas attendre.
Et puis, l’on observe la vie qui reprend son cours normal après la guerre, le temps de la modernisation, puis la crainte du chômage, provoquée par la mise sur le marché de nouvelles sources d’énergie (électricité, pétrole) et le charbon meilleur marché… jusqu’aux
années 60.

Une chose est sûre, ce livre m’a rappelé la richesse du monde des ouvriers de la nuit. Car j’y ai retrouvé le courage, la dignité, la solidarité qui habitaient les souvenirs racontés par mes grands-parents durant mon enfance.
Du point de vue du récit, je ne cache pas avoir été agacée à plusieurs reprises par le style trop larmoyant de l’auteur. Les conditions, les situations exposées dans le livre sont suffisamment significatives. On ne doute pas un instant de la dureté de la vie de ces gens. Mais l’auteur insiste lourdement comme si elle voulait imposer la compassion au lecteur .
Cependant, il ne s’agit pas là de condamner le livre qui est malgré cela fort prenant et éclairant. Et puis, il s’agit de son premier roman, donc l’indulgence est de mise. De plus, il fut écrit à la mémoire de son grand-père, mineur lui-même ; ce qui peut expliquer le trop plein émotif.


Extrait : Madeleine nous confie ce qu’elle ressent lors du visionnage du film de Louis Daquin, Le Point du jour, qui fut tourné à Liévin en 1948 (les mineurs sont filmés en plein travail) :

« Je crois que ce fut ce jour-là que je découvris ce qu’était le travail de Charles. Je n’étais jamais allée au fond, je n’avais jamais vu ce que cela représentait. Là, les images me montrèrent tout ce que je ne savais pas. J’ouvrais des yeux effarés. Dans un tel boyau, comment pouvait-on respirer ?
A un moment, un des mineurs donna un grand coup de marteau-piqueur, et l’écran fut envahi d’une poussière noire ; et, à travers cette multitude d’infimes particules de charbon, on voyait le mineur qui continuait de travailler. Moi, je sentais cette poussière entrer dans mes narines, dans mes yeux, m’obstruer la gorge, envahir mes poumons. J’éprouvais une sorte de malaise. Comment pouvaient-ils résister, dans ces conditions, jour après jour, pendant toute une vie ? A partir de cet instant, je regardai Charles avec un nouveau respect. J’eus pour lui une admiration qui ne fit qu’augmenter mon amour. Lorsque nous sommes sortis, j’ai respiré profondément l’air du soir, et j’ai compris, plus que jamais, l’incessant besoin de soleil, d’air pur et d’évasion qu’éprouvaient les mineurs, après des journées d’un tel travail. »

(Janvier 2009)

jeudi 4 février 2010


Sylvie Germain

Magnus

(Folio, 2007, 272 pages)


Une mémoire brisée. Un ours en peluche aux yeux de renoncules et à l’oreille roussi pour témoin. Des visions foudroyantes. Orange, feu, rouge, éclair, troublantes sensations flamboyantes. Un homme, un livre, une ville, une fièvre, une langue inconnue. Une amie, amante, complice, attache au présent. Une jambe boiteuse, une mémoire bancale : un homme en hibernation. Des abeilles. Un livre neuf pour seul bagage.


Comment résumer Magnus ? Une histoire dense, intense, pleine d’éléments essentiels. Sylvie Germain nous entraîne dans le centre de gravité d’une quête d’identité obstinée. Les images, les questions gravitent autour de nous à une vitesse étourdissante. On est balloté dans les divers refuges trouvés par Magnus. On est secoué par les mystérieux fragments de sa mémoire. Quand s’apaisera-t-il ? Au point de non-retour, au sacrifice ?
Ce livre possède une réelle force de par ce qu’il interroge. De plus, la forme du texte est originale et est en parfaite cohérence avec le fond. Lorsque les mystérieux fragments s’imbriquent pour former de nouvelles réponses, Magnus rebondi et nous à sa suite.
Les derniers passages du livre m’ont particulièrement émerveillée. Je les ai relus, savourés. L’issue est osée mais à la hauteur de ce qui la précède.
Enfin, le style de l’auteur est remarquable de poésie, tout en images. Mélodieux.


« Ainsi va Magnus dans sa solitude du Morvan, nouant des amitiés posthumes auprès de tombeaux, des amitiés muettes avec tel ou tel arbre, tel bœuf ou telle brebis croisés au bord d’un pré, des amitiés fugaces avec des nuages, des chuchotements de sources, des odeurs de terre, de vent. Des amitiés à fleur d’instant. »

(Janvier 2009)