vendredi 5 février 2010


Ray Bradbury (États-Unis)

Fahrenheit 451

Titre original : Fahrenheit 451 (1953), traduit de l'américain par Jacques Chambon et Henri Robillot
Édition : Denoël, Présence du Futur, 1995, 300 pages, avec dossier pédagogique



" Un volume lui atterrit dans les mains, presque docilement, comme un pigeon blanc, les ailes palpitantes. "


Guy Montag est pompier. Quel valeureux métier !
Guy Montag est pompier dans un monde où on ne gère pas les problèmes, on les brûle.
Et le plus gros souci des pompiers est de faire disparaître un objet de liberté capable de réveiller les consciences.
Dans un monde où observer la lune est un délit, ouvrir la bouche quand il pleut afin de goûter la pluie un acte de folie, réfléchir sur ses propres actes un crime de grande envergure, les esprits vifs et curieux s'exilent loin de la ville, errent le long des voies ferrées désertées et se font le support de leurs lectures, espérant un jour pouvoir à nouveau transmettre librement cette richesse.
Aidé de deux rencontres inattendues, Guy Montag se réveille d'un long sommeil somnambulique et devient un dangereux criminel.


Tout au long de cette lecture persiste un paradoxe. D'un côté, l'écriture tout en image de Bradbury nourrit abondamment notre imagination. D'un autre côté, il décrit un univers où règne un vide d'émotions et de créativité effrayant. Cette opposition recrée parfaitement le dilemme vécu par le personnage principal, Guy Montag, en pleine crise existentielle. En effet, l'écriture très visuelle de l'auteur évoque la prise de conscience de Montag, un sens de l'observation et un sens critique qui se développent, la naissance d'une vie spirituelle où l'imagination et la créativité ont leur place. S'y oppose à travers le décor dans lequel évolue Montag, sa réalité matérielle, le conditionnement subit par celui-ci (et ses contemporains) dont il est difficile de se démettre. Ainsi, la construction même du récit semble aller de concert avec le mouvement intérieur qui sévit chez le personnage principal.

Ce livre interroge des problèmes toujours d'actualité comme le conditionnement qu'opère nécessairement, mais à différents degrés, une société sur les individus. Ce qu'apporte mais aussi ce que prend le choix de penser par soi-même, de redéfinir sa place et toutes les responsabilités qui vont avec au sein de la communauté humaine. Le problème, surtout du point de vue culturel ici, du nivellement vers le bas, l'infantilisation de toute une population, l'offre et la demande qui s'entretiennent vers toujours plus de confort pour l'esprit, de docilité mentale.
Sur un thème plus spécifique, un passage m'a fait penser à l'addiction au lecteur mp3 : "Dix ans de pratique des radio-dés avaient fait d'elle une virtuose de la lecture sur les lèvres." Certains, perdus dans leur bulle musicale, en oublient de vous remercier lorsque vous leur rendez service. Quelques pages plus loin, il est écrit que "personne n'a plus le moindre instant à consacrer aux autres." Il semble en effet difficile d'être attentif à ceux qui nous entourent avec de tels comportements isolationnistes qui deviennent rapidement la norme. Ce qui nous renvoie à quelques pages plus tôt : "Après tout, on vit à l'époque du kleenex." L'époque du mouchoir en tissu qu'il fallait entretenir pour qu'il reste d'un contact agréable était-elle un peu plus courtoise ?

On peut remarquer un manque de précision chez les personnages secondaires, mais également dans le contexte, particularité déjà observée dans Les chroniques martiennes du même auteur. Et ceci laisse parfois un sentiment d'inachevé. Cependant, concernant le personnage de Mildred, compagne de Montag, il est possible qu'il reste flou pour mieux incarner ce vide d'émotions et de créativité que dénonce justement Bradbury. A travers Mildred, c'est toute cette société de zombis qui se révèle avec son indifférence crasse, sa fainéantise intellectuelle, son néant intérieur. Finalement, ici, n'est-ce pas ces gens qui semblent inachevés ? Des gens qui ne profitent pas pleinement de leurs facultés pour s'épanouir et prendre toute leur dimension d'homme ? Le vide s'estompe lorsque Montag tend vers le changement et quitte la ville : "Il s'arrêta pour respirer, et plus il respirait la terre, plus il en intériorisait les moindres détails. Il n'était plus vide. Il y avait ici largement de quoi le remplir. Il y en aurait toujours plus que largement."
De plus, le peu d'éléments dont nous disposons pour certains personnages ne nous empêchent aucunement de ressentir leur profonde détresse. C'est même d'autant plus poignant que cette détresse est finalement révélée, pour Mildred et le capitaine Beatty, dans des actes forts et inattendus.

Enfin, la scène avec la vieille femme qui choisit de brûler vive parmi ses livres plutôt que de les abandonner est certainement l'un des passages du livre les plus significatifs. L'écriture "minimaliste" et spontanée de Bradbury donne à cet instant une force étonnante, révélant toute l'ampleur dramatique vers laquelle court cette société tronquée. Écriture que l'on peut comparer à une peinture faite d'esquisses qui laisse toute la place à l'imagination de celui qui contemple le tableau. Un goût de l'implicite qui amplifie savamment le tragique du récit.

Il faut lire Fahrenheit 451 pour les questions essentielles qu'il soulève et le fabuleux style métaphorique et poétique de Bradbury.

(Mai 2009)

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