vendredi 5 février 2010


Pierre Jourde

La Littérature sans estomac

(Pocket, Agora, 2003, 416 pages)

Cet ouvrage a obtenu le prix de la Critique de l’Académie française 2002.


« La littérature est ardue, parfois. On peut tenter de s’en servir pour aller un peu plus haut que soi, un peu plus loin. Cela exige de se défaire de quelques certitudes. Tout cela est fatiguant, lent. »


L’essai de Pierre Jourde, qui semble renouer avec le genre du pamphlet, est dédié « à mon frère Bernard qui connaît la bagarre ». Dédicace qui n’est pas anodine car la critique se fait brutale à certains moments, mais l’humour en est si délectable qu’on s’en accommode.
Cependant, quant au genre à accorder à son livre, Pierre Jourde explique dans un entretien avec la revue Chronic’art : « Je ne suis même pas sûr, au final, que La Littérature sans estomac soit un pamphlet mais plutôt un ouvrage riche d'une dimension satirique. Je joue avec les textes et tente de démontrer qu'un mauvais texte a une très grande capacité comique. »
Cet essai n’est pas une analyse détaillée du fonctionnement du monde de l’édition. Jourde s’affaire à sa spécialité : le travail sur le style, le corps du texte. Comme il nous en avertit dans l’avant-propos, il s’agit surtout ici d’approfondir des lectures (car Pierre Jourde, lui, lit les livres qu’il critique). Les textes cités ayant en commun qu’ils pourraient figurer au rayon « littérature exigeante » ou « littérature inventive», car publiés par des maisons d’éditions prestigieuses, « censées sélectionner rigoureusement leurs auteurs et travailler pour la postérité ».

Le premier ballon de baudruche n’est autre que Philippe Sollers surnommé ici « le Combattant Majeur ». Encensé par Le Monde des livres (Sollers ayant trouvé une groupie en la personne de Josyane Savigneau), il est omniprésent dans les médias car considéré comme un spécialiste de tout.
Ce que Pierre Jourde reproche, entre autres choses, à Sollers est qu’« il utilise de vrais penseurs pour les édulcorer. Le cirque Sollers exploite les vieux artistes. Le Barnum de la littérature met un nez rouge à Rimbaud et Artaud. Parfois le numéro se laisse regarder. Parfois la bouffonnerie devient gênante. » Sollers semble faire parti de ces auteurs au style verbeux, moyen efficace pour camoufler le manque de matière à penser.

Ensuite, Jourde monte sur le ring face aux adversaires que sont l’écriture blanche (mélange de naturalisme et de romantisme dégradé) et l’écriture rouge (du drapé, de la posture, de la déclamation, charriant des morceaux de réalisme) : « L’une cherche à se singulariser dans une affectation de détachement, l’autre dans le cabotinage. Dans les deux, le désir de la singularité pour elle-même engendre le poncif. » Pour l’écriture blanche, on retrouve, entres autres, Marie Redonnet, Jean-Philippe Toussaint ou Emmanuelle Bernheim. Pour l’écriture rouge, entre autres : « C’est Toto qui écrit un roman : Frédéric Beigbeder » et son livre 99 F, « Marie Darrieussecq ou la colossale finesse » et son premier roman Truismes.
A propos de Marie Darrieussecq : « Truismes est une petite crotte desséchée, affectée de tous les tics de style contemporains. Ça se voudrait méchant, c’est très bête. Le sujet même est plein d’enseignement. Il est curieux d’observer, ces derniers temps, combien de jeunes femmes écrivains mettent en scène avec délectation l’humiliation de femmes idiotes. On dirait de la nostalgie. […] le caca et le vomi dont Marie Darrieussecq tartine ses pages, ce n’est pas du Sade ni du Louis-Combet. C’est juste triste, c’est du caca qui vient de la tête, péniblement excrété par un cerveau constipé. Partant, c’est tout bêtement, tout platement immonde ». Propos suivi d’un extrait de Truismes franchement répugnant et très mal écrit qui plus est. On peut alors remarquer, comme dans d’autres passages, que l’écriture du critique s’adapte à la cible, à son style. Effet comique garanti. Le passage concernant Frédéric Beigbeder est également très réussi, tout bonnement hilarant.

Ensuite, il traite de l’écriture écrue : « Ni tout à fait blanche (c’est une écriture des singularités, de la saveur spécifique des choses, des moments), ni tout à fait colorée (elle affecte la transparence et le naturel). Écrue comme les bons gros pulls tricotés qu’on met forcément pour aller cueillir des champignons ou allumer du feu dans la vieille cheminée. Petits objets du quotidien, gens de peu, prose poétique, effets stylistiques discrets mais repérables. L’écriture écrue, elle aussi, part du principe de l’authenticité. Elle fait accroire que son originalité tient à la modestie de ses objets. A l’ineffable qu’elle sait traquer dans une expérience microscopique. Éternel et absurde balancement entre le grand sujet et le petit sujet. L’écriture écrue n’est pas à louer ou à condamner pour ses objets, pour son minimalisme, mais comme folklore. » Elle concerne des auteurs comme Pierre Autin-Grenier, Eric Holder, François de Cornière ou Philippe Delerm. Jourde parle de textes « exigeant un effort de lecture minimal, et reposant entièrement sur la recherche de l’approbation sans discussion. » On peut aussi parler de lecture de confort, ce que j’avais ressenti en lisant La Première Gorgée de bière de Philippe Delerm. C’est sympathique mais finalement, on ne peut pas en dire grand-chose et plus tard, il n’en reste presque rien.

Un interlude est consacré à Michel Houellebecq, nommé ici « l’individu louche ». L’analyse est éclairante mais ne tranche pas sur la question.

Enfin, le critique s’enthousiasme pour des écrivains, qui ne sont pas des fabricants de livres, comme Valère Novarina, Eric Chevillard ou encore Jean-Pierre Richard. Mais attention, parce que là, la critique se fait ardue ; très certainement à la lumière d’œuvres complexes, riches d’inventivité, de cohérence et de force dans les idées.
Un très beau passage au sujet des possibilités qu’offrent la littérature : « Ce que l’on fait en écrivant prolonge aussi la trituration enfantine des choses, cette jouissance de les voir se construire, se briser, passer l’une dans l’autre. Il y a eu dans notre histoire cette primitive découverte : l’être n’est pas plus stable que les monstres en pâte à modeler. La littérature poursuit dans le monde fixe des adultes le cours des métamorphoses, des transformations et des bricolages. Le sens de la ductilité universelle, l’usage des mots comme fioles et cornues à travailler la pâte du monde, pour élaborer de minuscules merveilles qui se dissipent à l’instant, c’est tout cela qui séduit dans les récits poétiques Éric Chevillard. On y entre comme dans le laboratoire d’un savant de dessin animé, plein de formes et de couleurs étranges, sans prévoir ce qui sortira de ces circonvolutions. On ne s’émerveille pas sans se transformer soi-même. La merveille surgie de l’obscurité déploie en un clin d’œil d’autres manières d’être, de voir, de faire, et tout cela tient parfois en quatre mots, que la voix un peu exigeante, un peu tenue prolonge, soutient, fait résonner dans tout l’espace d’un récit, et qu’elle accorde à d’autres merveilles. »


Pour conclure, cet essai m’est apparu comme une véritable ouverture vers d’autres horizons littéraires. Pierre Jourde y fait le portrait d’une littérature exigeante au sens où elle innove, permet au lecteur de s’élever, de s’enrichir, de se transformer au gré de ses lectures et où le style tient une place essentielle.
Cet essai peut être considéré comme une honnête démarche car Pierre Jourde ne descend pas une certaine dimension de la littérature contemporaine sans ouvrir cette brèche sur une littérature digne d’intérêt, à découvrir et à valoriser. De plus, lui-même en tant qu’auteur de romans tend le flanc à la critique. Toujours dans l’entretien proposé par Chronic’art, Pierre Jourde confiait au sujet des réactions suscitées par son livre : « La Littérature sans estomac a ses défauts et je suis totalement ouvert à toutes les critiques qu'on serait amené à lui faire, mais que celles-ci soient justes. Je ne suis pas pamphlétaire, ni retranché dans le camp universitaire, mais écrivain. J'aimerais d'ailleurs beaucoup que l'on considère cet ouvrage sous cette optique. »


Chronic'art : lien vers l’entretien intitulé « Pierre Jourde, la critique avec des burnes », dont j’ai tiré quelques extraits.

Le Monde diplomatique - Octobre 2004 : « Vive la littérature rebelle ! », un avant goût de la critique telle que la pratique Jourde.

Le Monde diplomatique - Août 2008 : « La machine à abrutir », autre article de Pierre Jourde très éclairant sur la bêtise médiatique et sa principale conséquence, une démolition de la culture.

Causeur - Janvier 2009 : « La fatigue du critique », article où l’on apprend ce qui a suivi, durant six ans, la parution de La Littérature sans estomac. Pierre Jourde y explique la difficulté de tenter de nuancer le débat afin d’engendrer une réflexion sur les textes en tant qu’objets de la critique, dans un milieu où règne la connivence, l’uniformisation de la pensée. La peopolisation de la littérature ne laisse aucune place à la critique négative car ce phénomène dévie la cible véritable des critiques comme Pierre Jourde, à savoir les textes, pour la transférer sur les personnes, seul sujet attractif par définition dans ce cas. Pierre Jourde est déclaré « méchant », « aigri », « envieux » et d’autres qualificatifs de ce genre, ce qui indique que l’on se situe dans le domaine de la personne et non pas de l’objet produit qu’est le livre. Par conséquent, le travail de critique doit se faire si prudent qu’il ne peut déboucher que sur un commentaire positif, voire légèrement nuancé mais avec beaucoup d’allégeance. De ce fait, si le travail sur le texte est abandonné par les critiques littéraires en faveur d’éloges constantes sur la personne des auteurs, comment nous lecteurs pouvons-nous être éclairés quant à la qualité des textes dans cette incroyable étendue de publications qui nous est proposée ?
Début de l’article : « J’ai publié en 2002 La Littérature sans estomac pour réagir aux choix d’une certaine critique établie, qui accordait une importance démesurée à des livres à mon sens sans intérêt, alors que la littérature compte beaucoup d’auteurs passionnants que l’on ne mentionne pas assez. Il s’agissait aussi, tout simplement, de regarder de près les textes au lieu de parler d’autre chose, et de prendre plaisir à la pratique d’un genre littéraire assez peu fréquenté : la satire. »

(Mars 2009)

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