mardi 27 avril 2010


Un clan de gitans échoue sur un potager abandonné, terrain vague incrusté de tessons de bouteilles et parcouru par les rats. La boue, misérable terre d’accueil, où se consume un feu nourri par la grand-mère Angéline de tout ce qui lui passe sous la main et seul confort pour affronter les rudes journées d’hiver malgré ses fumées toxiques. Le maire, lui, ne veut pas entendre parler des gitans mais aimerait les voir expulsés de sa ville pour qu’ils n’entachent pas les élections. L’assistante sociale vient flairer le terrain mais la grand-mère ne pipe mot et crache par terre. N’est-il pas possible de communiquer avec ces sauvages ? Pourtant, une bibliothécaire fréquente cette famille affranchie de toutes les conventions imposées par la société. Patiemment et avec délicatesse, elle veut faire entrer les livres dans leur vie car ils sont à ses yeux aussi précieux que le boire et le manger.
 
« Celui qui donne le respect reçoit le respect. »

La force de ce roman est de rendre la beauté à ce qu’on enlaidit de nos préjugés. Il met à nu cette petite communauté de gitans, expose sa relation avec cette gadjé qui lit des histoires aux enfants, pour mettre en avant l’essentiel, l’humanité, chose abstraite qui nous réunit tous autour du même feu. Le narrateur non identifié apporte davantage de poids à cette prise de vue ; en toute objectivité, ce qui nous sépare tient du détail et l’on se reconnaît rapidement l’un chez l’autre lorsque les barrières tombent et qu’on s’autorise à être attentif à celui qui nous semblait si menaçant. La curiosité, le besoin de rêver, l’envie de connaître et de comprendre sont aussi puissants chez les gitans que chez Esther la bibliothécaire. L’approche par les livres donne à cette entreprise de la puissance et du sens, car notre esprit se laisse volontiers apprivoiser par les histoires contenues dans les livres et c’est considérer l’autre comme son égal que de lui proposer d’accéder à ce qui lui permettra de grandir, de s’épanouir, s’il l’accepte.

« Il y avait un secret au cœur des mots. Il suffisait de lire pour entendre et voir, et l’on n’avait que du papier entre les mains. Il y avait dans les mots des images et des bruits, la place de nos peurs et de quoi nourrir nos cœurs. Elle ne s’arrêtait plus de lire. »

Dans ce texte, Alice Ferney use du discours indirect libre. Cela permet d’accéder plus facilement à la conscience des différents personnages, ce qui nous les rend plus proches et compréhensibles. Cela apporte aussi davantage de fluidité à la narration, on passe rapidement des pensées d’un personnage à celles d’un autre, on peut ainsi mieux confronter leurs points de vue et comprendre ce qui sous-tend leurs relations. Et il est particulièrement intéressant ici de mêler si étroitement les pensées d’Esther et celles d’Angéline !

« Esther referma le livre. Voilà, dit-elle, on a fini. Vous m’avez épuisée, je n’ai plus de voix. Elle regardait les enfants sortir du rêve, engourdis par sa lecture. Les ânes en vrai ça peut pas écrire, dit Hana d’une voix assurée. On sait pas, dit Mickaël. Anita dit : Est-ce que ça existe un âne qui pense comme Cadichon ? Elle attendait d’Esther une réponse. Les ânes n’écrivent pas, dit Esther, mais on ne sait pas ce qu’ils pensent, alors peut-être sont-ils plus malins qu’on ne le croit. Elle ouvrit la portière. Je suis en retard, dit-elle, filez vite. »

Un roman qui fait la part belle aux livres, leur capacité d’enchantement, mais aussi à la lecture à voix haute et sa force d’envoûtement des petits comme des grands. Un roman qui devrait enthousiasmer tous les amoureux des livres !

Alice Ferney, Grâce et dénuement, J'ai lu, 1997, 190 pages


Parce qu’il ne pouvait leur offrir à tous « des chocolats ou des tulipes », et pour ne pas faire de jaloux, l’auteur a écrit pour chacun des animaux un joli sonnet. Vous rétorquerez qu’il y a bien trop d’animaux pour pouvoir consacrer un joli poème à chacun ! Non, répond l’auteur, il en a produit 123 456, mais c’est la faute à l’éditeur si le doute est permis car celui-ci a refusé de tous les publier !

Des poèmes drôles et malicieux qui ont le pouvoir de réjouir petits et grands. De donner le goût de la poésie, certainement. La « lettre de l’auteur au hérisson » est une fantastique introduction à ce genre littéraire, et plus précisément ici au sonnet avec lequel l’auteur prend beaucoup de liberté. Cependant, un certain mécontentement s’est fait entendre à plusieurs niches à la ronde. En effet, à la fin du livre, est adressée à l’auteur une lettre de quatorze chiens en colère qui ne se sont pas vus représentés dans ce recueil, et là ça chauffe pour le « pöete » (terme qui, précise l’auteur, compte une syllabe et non deux) dont l’espièglerie est révélée au grand jour !


Mais voici encore un petit avant-goût de ce recueil surprenant :

« Poème du chat

Quand on est chat on n’est pas vache
On ne regarde pas passer les trains
En mâchant les pâquerettes avec entrain
On reste derrière ses moustaches
(Quand on est chat, on est chat)

Quand on est chat on n’est pas chien
On ne lèche pas les vilains moches
Parce qu’ils ont du sucre plein les poches
On ne brûle pas d’amour pour son prochain
(Quand on est chat, on n’est pas chien)

On passe l’hiver sur le radiateur
A se chauffer doucement la fourrure

Au printemps on monte sur les toits
Pour faire taire les sales oiseaux

On est celui qui s’en va tout seul
Et pour qui tous les chemins se valent
(Quand on est chat, on est chat) »

« L’âne entre les deux seaux d’avoine

Alors j’y vas ou j’y viens
Si j’y viens alors j’y vas pas
Et si j’y vas alors j’y viens pas
Mais si j’y viens alors j’y viens

Et si j’y vas alors j’y vas
Peut-être que si j’y vas et viens
Ou viens et vas peut-être bien
(peut-être) qu’alors ça ira

Autrefois d’abord j’y allais
D’abord, et ensuite, j’y venais
Mais maintenant je n’ose plus

J’ai peur qu’un des seaux disparaisse
Et ça me jette dans la détresse
Alors je vas plus et je viens plus. »

Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde, Seghers Jeunesse, 2004, 95 pages