lundi 30 décembre 2013

J'ai vu l'adaptation cinématographique de Jane Eyre par Cary Fukunaga en 2012. Saisie par ce qui devait paraître au XIXe siècle comme une cervelle d'homme dans un corps de femme, j'ai immédiatement commandé le livre : il fallait me replonger dans cette histoire pour mieux comprendre la psychologie de cette héroïne magnifique. Et je n'ai pas été déçue. Car, dans ce roman présenté comme une autobiographie, Jane nous fait part de toutes ses émotions et réflexions, on la suit pas à pas dans sa formation. Elle interpelle souvent son lecteur, le mettant face aux humiliations et injustices qu'elle subit, attendant qu'il se révolte lui aussi. Et comment ne pas vibrer avec elle ? On a vraiment l'impression de dialoguer avec Jane, d'être immergé dans son histoire et de devoir prendre parti en tant que témoin. Surtout, Jane ne triche pas et son audacieuse sincérité suscite en nous l'amitié.

Jane est un personnage aérien (nombreuses variations sur ce thème, notamment « la fée » et « l'oiseau ») qu'il est difficile de saisir. Les trois principaux personnages masculins de ce roman (Brockelhurt, Rochester et Rivers), qui présentent la figure du geôlier, tentent de capturer la frêle Jane par leur langage terrifiant et manipulateur. Mais sous ses dehors de petit être fragile, Jane leur oppose un esprit vif, perspicace et résistant. Que l'on capture son enveloppe charnelle, l'esprit s'envolera aussitôt vers d'autres contrées ! Pour Jane, pas de soumission possible à ce qu'elle juge indigne, elle vise à rester intègre. Voici comment Jane explique son refus d'un mariage sans amour avec son cousin Rivers : « Il me resterait encore ma personne intacte vers laquelle me tourner, mes sentiments naturels non réduits à l'esclavage avec lesquels communiquer dans les moments de solitude. Il y aurait, dans mon esprit, des lieux bien à moi, auxquels il n'accéderait jamais et où pousseraient des sentiments nouveaux et protégés que son austérité ne pourrait flétrir, ni son pas régulier de guerrier fouler au pied. »

Jane fascine pour son caractère passionné, elle ne connaît pas de demi-mesure. Dans son immense besoin d'être reconnue et aimée, elle est dans une « soumission absolue », faisant de son mieux pour plaire à une tante qui la hait, pour convenir aux professeurs de Lowood ou satisfaire ses employeurs. Mais lorsque l'injustice est trop grande, l'abus évident, Jane explose tel un volcan, oppose une « révolte résolue » et transperce son interlocuteur d'une parole vraie, où l'autre contemple ahuri une part de lui-même qu'il ne voulait pas voir. Elle sait qu'elle risque davantage de violence, voire le rejet, mais la rage est plus forte que la crainte et lui permet de rester entière face à l'adversité.

Autour de ce très beau personnage féminin, n'oublions pas de mentionner une ambiance gothique envoûtante, une intrigue habilement ficelée et de savoureux entretiens entre la jeune Jane et l'ombrageux Rochester.

Charlotte Brontë, Jane Eyre, Folio classique, 2012, 800 p.
Traduit de l'anglais par Dominique Jean

dimanche 29 décembre 2013

Il manque au second roman de Carole Martinez, Du domaine des Murmures, la puissance fabuleuse diffusée par son précédent, Le cœur cousu. Peut-être est-ce dû en partie à une distance, ces fragments d'analyse autour du conte et des croyances populaires qui s'immiscent dans le récit et brisent l'envoûtement. Cependant, c'est aussi cet aspect du roman qui nous offre une savoureuse illustration de la folie collective, nourrie de croyances et de superstitions. On repense alors à ce que disait Pierre Desproges des mouvements de masse : l'intelligence y est divisée proportionnellement au nombre des individus regroupés. Dans le même ordre d'idée, il y a encore cette régulière interpellation du lecteur contemporain qui s'avère assez maladroite. Elle insiste lourdement sur l'évolution des mentalités et nous arrache une fois de plus à l'enchantement du conte. Cela ressort comme un artifice venant soutenir une fragilité du récit. Récit qui, bien mené, devrait se suffire à lui-même pour marquer les esprits.

Cela dit, le style de Carole Martinez est toujours là, mais il brille plus ou moins selon les passages. Une écriture imagée et sensitive, brutale aussi, qui incarne l'événement extérieur comme le drame intérieur. Le point de vue n'est pas univoque, malgré un thème qui déchaîne plus les passions qu'il ne stimule la réflexion. En effet, même si la terrible et révoltante condition des femmes est au cœur du propos, l'auteur n'oublie pas d'évoquer l'univers des bourreaux, ces hommes pris au piège de leur propre système de domination. Ainsi, les protagonistes sont peints de façon à ce qu'on saisisse mieux les rouages d'un système qui les dépasse, et qui les pousse pour les uns au sacrifice par l'enfermement, pour les autres à des crimes abominables. Comment les individus se démènent-ils face aux représentations et discours liés à leur sexe ?

Il faut encore reconnaître que l'auteur a surmonté avec habileté la difficulté de faire se dérouler un récit au Moyen Âge. Ici, pas d'éprouvante reconstitution historique noyant la trame principale, la période reste en filigrane et au service du propos : la condition féminine, le désir, la maternité, expériences intemporelles vues sous l'angle d'une société patriarcale violente et profondément imbibée de religion superstitieuse. Le désir y est d'ailleurs pleinement incarné par un personnage secondaire, peut-être le plus beau du roman, Bérengère, tellement libérée qu'elle en devient fantasmagorique.

Une belle lecture en définitive, même si cette fois je n'ai été saisie ni d'émerveillement ni d'horreur comme ce fut le cas avec Le cœur cousu (l'homme qui se prenait pour un coq ou la scène de la grotte).

Carole Martinez, Du domaine des Murmures, Folio, 2013, 240 p.

samedi 28 décembre 2013

Dans le cadre de la collection « les affranchis » proposée par les éditions du Nil, où il s’agit pour l’auteur d’écrire une lettre qu’il n’a jamais écrite, Linda Lê s’adresse à l’enfant qu’elle a choisi de ne pas avoir.
On assiste au choc frontal entre une femme toute entière consacrée à la littérature et le terrible diktat de la maternité. Linda Lê se pose mille et une questions sur ce que serait son lien à l’enfant au vu de sa douloureuse histoire hantée par sa toute-puissante mère surnommée « Big Mother », son caractère aux accents inflexibles, ses obsessions d’écrivain et de lectrice vorace, ou encore ses redoutables passages à vide.
    « Je m’offusquais de ce mépris pour mes enseignants, sans qui le dressage de Big Mother aurait occasionné un ébranlement. Aller en classe, c’était lui échapper pour quelques heures, fouiner dans les bibliothèques, c’était amasser des trésors et y puiser, pas seulement afin de me doter d’une teinture de culture : forte de ces richesses, je me fabriquais une personnalité, je me blindais contre les méchancetés de celle qui, en tous lieux, se plaisait à nous diminuer, mes sœurs et moi. » (p.20)
Le « je » de cette lettre, dans sa diaphanéité, s’appréhende comme un complexe et précieux objet, tel une montre à gousset dont on ouvrirait le boîtier, pour en exposer les rouages afin de comprendre le mécanisme responsable de l’affichage qui nous est donné à voir.
Doutes, questionnements, arguments, obstination ou effondrement, on suit l’auteur dans son cheminement de femme qui ne souhaite pas devenir mère et qui brandit volontiers, tel un bouclier, cette citation tirée du Journal de Tolstoï : « La maternité n’est pas la plus haute vocation d’une femme. » D’ailleurs, au-delà de l’enfant qu’elle n’aura pas, ce sont « toutes celles qui se sont dispensées de se conformer aux lois de la nature » qui se voient adressées ces lignes d’une réelle sagacité et d’une surprenante ténacité.
L’enfant, lui, trouve sa place en tant qu’être immatériel, mais doué de vie, lové dans les replis d’une âme. Et c’est dans cet état de présence, bénéfique car validée par Linda Lê, qu’il peut lui tendre un miroir pour qu’elle puisse à partir de ce bienveillant reflet se dépasser et s’améliorer.
    « Tu m’as aidée à me transcender, j’ai des audaces qu’avant de me rendre compte de mes déficiences, je ne me permettais pas. Je te dois de m’être surmontée, de n’être plus tout uniment cette imprécatrice tirant à boulets rouges sur mes prochains, j’ai tenté d’enrichir mes compositions de subtiles gradations. Au quotidien, ce ne sont plus les montagnes russes – les hauts et les bas qui me détraquent les nerfs se succèdent à un rythme moins rapide. Depuis que je ne me récuse plus en évitant d’anticiper, de m’interroger sur les modifications qui auraient résulté de ta venue au monde, tu n’es plus pour moi un tourment. » (p.63-64)
À l’enfant que je n’aurai pas est un texte court mais dense, livré dans une écriture exigeante parsemée d’un vocabulaire pointu, d’images frappantes et de références éclairantes. Dans ces lignes, on voit palpiter une sensibilité extrême comme les veines sous une peau fine et pâle. Un texte poignant à la maîtrise remarquable.

Linda Lê, À l'enfant que je n'aurai pas, Nil, "les affranchis", 2011, 65 p.

vendredi 27 décembre 2013

Ils sont vingt-deux à former un bloc de chair et d’os pour contrer le vent et remonter inlassablement jusqu’à sa source. Ce groupe d’élite, dressé dès l’enfance à avancer à tout prix et dans lequel chacun tient une place essentielle, va subir les assauts du doute qui sont peut-être plus violents encore que le furvent. La vie en autarcie ancre les certitudes quand les rencontres sèment les interrogations. Mais ils sont nourris par la fureur de vaincre de leur traceur Golgoth et liés par le verbe de leur troubadour Caracole. Ils traversent le monde à pied vers un Extrême-Amont fuyant, leur quête, exposent leur vie à des expériences de plus en plus redoutables, sans échapper aux sentiments communs à tous les êtres humains (l’amitié, l’amour, le deuil), malgré un quotidien extraordinaire.

La Horde du Contrevent n’est ni tout à fait œuvre de science-fiction ni tout à fait de fantasy ; l’auteur parle volontiers de littérature de l’imaginaire. Et l’imagination d’Alain Damasio est particulièrement fertile. Il écrit peu mais il crée ici un univers d’une telle épaisseur ! Ce monde sculpté par le vent l’est aussi par des idées nourries de lectures philosophiques et un travail passionné de la langue. Univers et style apparaissent comme indissociables. Le personnage de Golgoth est si charismatique qu’on s’attend presque à ce qu’un visage en furie déforme le papier pour mieux se faire entendre. Ses propos outranciers et vulgaires ont la surprenante habitude de désamorcer les moments les plus tendus de cette aventure en provoquant le rire. Celui de Caracole nous émerveille pour sa malice qui s’intensifie par son habileté, toujours plus surprenante, à jongler avec les mots. On admire encore la maîtrise de ce roman polyphonique, déroutant au premier abord mais participant assurément, en plus d’une écriture très visuelle, à amplifier cette impression de totalité englobante : on finit par contrer avec eux.

Arrivée au bout… de ce roman, je ne vous dis rien pour l’Extrême-Amont, sauf qu’on est surpris et plutôt désappointé, je me suis beaucoup questionnée sur la distance qu’on se doit de prendre avec notre éducation. Le conditionnement des hordiers m’a fait penser à celui que doivent subir les kamikazes formés très jeunes. Je ne sais pas si c’est ce dont parle fondamentalement ce livre, mais c’est ce qu’il a interpelé en moi. Le contre le plus difficile est peut-être celui-là : mettre une distance juste entre nous et ce que l’on nous a appris. Qu’il faut choisir en fonction de soi, de ses inspirations et besoins personnels, et non selon les attentes et les exigences d’autrui, fussent-ils nos parents et nos maîtres.

Alain Damasio, La Horde du Contrevent, Folio SF, 2004, 700 p.
 

jeudi 26 décembre 2013

Les Vrilles de la vigne est un recueil de textes épars ayant été écrits entre 1905 et 1908. Il se compose de dix-huit textes qui, à l’origine, sont des articles parus dans différents journaux ; ce qui peut expliquer la diversité des thèmes abordés. L’édition de ce recueil a été retouchée par Colette à plusieurs reprises ; certains textes ont été supprimés, puis réintégrés, d’autres ajoutés. En effet, c’est en 1934 qu’elle y insère cinq nouveaux textes, deux datant de 1909 (« Rêverie de nouvel an » et « Chanson de la danseuse ») qui s’intègrent avec justesse au recueil, et trois textes de 1933, donc beaucoup plus tardifs, qui dénotent par leur tonalité plus grave, notamment pour « Amours » et « Un rêve » qui sont des textes animaliers, car « Maquillages » reste un objet non identifié ici (article publicitaire publié dans l’espoir de sauver un institut de beauté).

Les Vrilles de la vigne est une fenêtre ouverte sur les thèmes chers à Colette : la nature, les animaux, le milieu du spectacle, le pays natal, l’amour, l’indépendance, la solitude ou encore le miroir. Ces récits lyriques, empreints de nostalgie et de mélancolie, se présentent sous diverses formes : poème en prose, texte animalier, dialogue de bêtes, confidence, anecdote ou encore texte fictionnel mais uniquement pour « La dame qui chante ». La variété de ces textes fait certainement de ce recueil une excellente introduction à l’œuvre de Colette. Mais elle implique aussi une sélection du lecteur selon sa sensibilité, d’autant plus que le registre même de ce recueil, le lyrisme, nous enveloppe tout entier dans le domaine de la sensation et du sentiment personnel. Ainsi, au niveau stylistique, on retrouve une musicalité et un propos très imagé, avec parfois l’impression d’accéder, à travers les mots, aux visions ou aux senteurs expérimentées par l’auteur.

J’ai adoré plusieurs textes, d’autres m’ont moins touchée, mais tous sont admirables pour leur construction et la somptueuse écriture qui les anime. Et ce qui me fascine toujours chez Colette, c’est ce qu’elle dit des animaux. La finesse de l’analyse et les descriptions sont absolument remarquables. La nouvelle intitulée « Nonoche » en est une parfaite illustration. Mais il y a aussi la puissance de l’écriture, ces propos qui percutent et nous entraînent dans une réflexion parfois douloureuse. Cette force transparaît dans la nouvelle « Rêverie du nouvel an » où il est question de la fuite du temps, de la nécessité de vieillir et de l’acceptation de ce passage inéluctable de l’existence.

Une lecture que je recommande donc sans hésiter, sauf en cas d'allergie au lyrisme, bien entendu. Ce recueil me semble être notamment une bonne introduction à l’œuvre de Colette.

Pour la musicalité :
« Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui m’enchante et me blesse et m’étonne […] » (p.104-105)
Pour le sens de la vue : 
 « Un oiseau noir jaillit du couchant, flèche lancée par le soleil qui meurt. Il passe au-dessus de ma tête avec un crissement de soie tendue et se change, contre l’est obscur, en goéland de neige… » (p.183)
Pour le sens de l'odorat :
 « A la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d’une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum.
    Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l’air se balance à peine, lourd, musqué… Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave pourriture framboisée dont l’arôme enivre, mêlé à celui d’un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d’une ronde de champignons blancs… » (p.180)
Extrait de "Nonoche" :
 « Son poil a senti passer l’ombre d’un oiseau ! Elle ne sais pas bien ce qui arrive. Elle a ouvert trop vite ses yeux japonais, d’un vert qui met l’eau sous la langue. Elle a l’air bête comme une jeune fille très jolie, et ses taches de chatte portugaise semblent plus en désordre que jamais : un rond orange sur la joue, un bandeau noir sur la tempe, trois points noirs au coin de la bouche, près du nez blanc fleuri de rose… Elle baisse les yeux et la mémoire de toutes choses lui remonte au visage dans un sourire triangulaire ; contre elle, noyé en elle, roulé en escargot, sommeille son fils. » (p.118)
Extrait de "Rêverie de nouvel an" : 
 « Va-t’en parée, va-t’en douce, et ne t’arrête pas le long de la route irrésistible, tu l’essaierais en vain, − puisqu’il faut vieillir ! Suis le chemin, et ne t’y couche que pour mourir. Et quand tu t’étendras en travers du vertigineux ruban ondulé, si tu n’as pas laissé derrière toi, un à un, tes cheveux en boucles, ni tes dents une à une, ni tes membres un à un usés, si la poudre éternelle n’a pas, avant ta dernière heure, sevré tes yeux de la lumière merveilleuse, si tu as, jusqu’au bout, gardé dans ta main la main amie qui te guide, couche-toi en souriant, dors heureuse, dors privilégiée… » (p.207)
 Colette, Sido suivi de Les Vrilles de la vigne, Le Livre de Poche, 2004, 224 p.