vendredi 7 mai 2010


« Ses ruines, sous le ciel, mettraient plus de temps à disparaître que les os de ses derniers habitants à se dessécher au tombeau. »

Onze vieillards solitaires arpentent leur village sur des chemins indépendants. Jamais les onze ne se croisent pour respecter ce vœu de silence qui s’est imposé avec le temps et la désertion de la colline par leur descendance. Discrètement, ils veillent les uns sur les autres et s’entraident avec une rare efficacité par le biais d’un code de signaux et d’avertissements mis en place pour palier l’absence des mots. On suit ce manège avec d’autant plus de fascination que Pierre Jakez Hélias lui donne un aspect quasi mythique. On serait tenté de voir les onze tels les dieux de l’Olympe isolés dans des hauteurs inaccessibles au commun des mortels.

Mais voilà qu’on restaure la maison de feu Yann Strullu, le maréchal-ferrant ! Les onze, intrigués, rôdent autour du chantier. Que signifie donc tout ce remue ménage ? Il y a que le petit-fils du maréchal, le docteur K., veut s’installer dans la maison de son grand-père. Pourquoi ? Le petit-fils ne le sait pas vraiment lui-même. Cependant, il ne va pas tarder à découvrir l’ampleur de son héritage à travers les contes et légendes de ce mystérieux pays.

Pierre Jakez Hélias a magnifiquement bâti son récit. Une première partie où l’on s’étonne du troublant comportement des onze solitaires et où l’on assiste, après l’arrivée du petit-fils, à un drôle d’apprivoisement des uns par les autres. Une seconde partie offrant contes et légendes splendides, et durant laquelle on est certainement aussi déconcerté que le docteur lui-même. Enfin, une troisième partie où les liens se font et se défont, où comme dans une forêt après une terrible tempête la petite population secouée tente de se réinstaller confortablement ou s’exile si trop d’arbres sont tombés.

Hormis cette construction du récit qui nous emballe, on est enchanté par l’écriture tout en finesse et la richesse du texte. C’est dense et on se surprend à relire des passages entiers, non par manque de lisibilité mais pour savourer chaque détail qui, avec cet auteur, a son importance et n’est certainement pas cité pour gonfler le texte et masquer une trame pauvre. L’humour n’est pas en reste dans cette histoire ! Cela commence surtout avec les trois sœurs et une situation qui devient comique grâce au procédé de la répétition : « Chaque jour, la plupart des onze passaient un par un devant le chantier, chacun à son heure exacte, si bien que l’un ou l’autre ouvrier pouvait tirer sa montre et annoncer : nous allons voir apparaître la première des trois sœurs. A peine avait-il fini de parler que l’aînée se montrait, suivie de près par la seconde qui lui soufflait dans le cou, la plus jeune à vingt pas derrière, allez donc savoir pourquoi ! » Et nous d’imaginer cette scène plus épatante à mesure qu’on a l’occasion de l’observer ! On se régale encore de certaines expressions comme : « La nuit était noire comme dans un cul de chaudron.» (inséré dans un contexte inquiétant, une ambiance de cimetière, on est totalement pris au dépourvu), « On était à peine entré en décembre que les journaux imprimèrent une nouvelle qui fit se frotter les yeux même à ceux qui ne savaient pas lire. » (là, j’adore, j’ai ri jusqu’à ce que je découvre moi-même la nouvelle et que je fus aussi décontenancée que le narrateur). Mais il y a aussi toutes ces petites remarques que l’on retrouve habituellement à l’oral : « Edouard Bolzer était son nom, mais on l’appelait Ed le Joufflu, a-t-on besoin de vous dire pourquoi ! » Un texte savoureux, pour sûr !

La toute fin du livre est éblouissante ! Pris dans un curieux mélange d’appréhension, de surprise et de satisfaction, le lecteur y sera difficilement indifférent.

J’ai adoré ce livre qui nous maintient en lévitation entre ciel et terre, ou plutôt devrais-je dire entre terroir et magie !

Pierre Jakez Hélias, La Colline des solitudes, Julliard, 1984, 345 pages