lundi 30 décembre 2013

J'ai vu l'adaptation cinématographique de Jane Eyre par Cary Fukunaga en 2012. Saisie par ce qui devait paraître au XIXe siècle comme une cervelle d'homme dans un corps de femme, j'ai immédiatement commandé le livre : il fallait me replonger dans cette histoire pour mieux comprendre la psychologie de cette héroïne magnifique. Et je n'ai pas été déçue. Car, dans ce roman présenté comme une autobiographie, Jane nous fait part de toutes ses émotions et réflexions, on la suit pas à pas dans sa formation. Elle interpelle souvent son lecteur, le mettant face aux humiliations et injustices qu'elle subit, attendant qu'il se révolte lui aussi. Et comment ne pas vibrer avec elle ? On a vraiment l'impression de dialoguer avec Jane, d'être immergé dans son histoire et de devoir prendre parti en tant que témoin. Surtout, Jane ne triche pas et son audacieuse sincérité suscite en nous l'amitié.

Jane est un personnage aérien (nombreuses variations sur ce thème, notamment « la fée » et « l'oiseau ») qu'il est difficile de saisir. Les trois principaux personnages masculins de ce roman (Brockelhurt, Rochester et Rivers), qui présentent la figure du geôlier, tentent de capturer la frêle Jane par leur langage terrifiant et manipulateur. Mais sous ses dehors de petit être fragile, Jane leur oppose un esprit vif, perspicace et résistant. Que l'on capture son enveloppe charnelle, l'esprit s'envolera aussitôt vers d'autres contrées ! Pour Jane, pas de soumission possible à ce qu'elle juge indigne, elle vise à rester intègre. Voici comment Jane explique son refus d'un mariage sans amour avec son cousin Rivers : « Il me resterait encore ma personne intacte vers laquelle me tourner, mes sentiments naturels non réduits à l'esclavage avec lesquels communiquer dans les moments de solitude. Il y aurait, dans mon esprit, des lieux bien à moi, auxquels il n'accéderait jamais et où pousseraient des sentiments nouveaux et protégés que son austérité ne pourrait flétrir, ni son pas régulier de guerrier fouler au pied. »

Jane fascine pour son caractère passionné, elle ne connaît pas de demi-mesure. Dans son immense besoin d'être reconnue et aimée, elle est dans une « soumission absolue », faisant de son mieux pour plaire à une tante qui la hait, pour convenir aux professeurs de Lowood ou satisfaire ses employeurs. Mais lorsque l'injustice est trop grande, l'abus évident, Jane explose tel un volcan, oppose une « révolte résolue » et transperce son interlocuteur d'une parole vraie, où l'autre contemple ahuri une part de lui-même qu'il ne voulait pas voir. Elle sait qu'elle risque davantage de violence, voire le rejet, mais la rage est plus forte que la crainte et lui permet de rester entière face à l'adversité.

Autour de ce très beau personnage féminin, n'oublions pas de mentionner une ambiance gothique envoûtante, une intrigue habilement ficelée et de savoureux entretiens entre la jeune Jane et l'ombrageux Rochester.

Charlotte Brontë, Jane Eyre, Folio classique, 2012, 800 p.
Traduit de l'anglais par Dominique Jean

dimanche 29 décembre 2013

Il manque au second roman de Carole Martinez, Du domaine des Murmures, la puissance fabuleuse diffusée par son précédent, Le cœur cousu. Peut-être est-ce dû en partie à une distance, ces fragments d'analyse autour du conte et des croyances populaires qui s'immiscent dans le récit et brisent l'envoûtement. Cependant, c'est aussi cet aspect du roman qui nous offre une savoureuse illustration de la folie collective, nourrie de croyances et de superstitions. On repense alors à ce que disait Pierre Desproges des mouvements de masse : l'intelligence y est divisée proportionnellement au nombre des individus regroupés. Dans le même ordre d'idée, il y a encore cette régulière interpellation du lecteur contemporain qui s'avère assez maladroite. Elle insiste lourdement sur l'évolution des mentalités et nous arrache une fois de plus à l'enchantement du conte. Cela ressort comme un artifice venant soutenir une fragilité du récit. Récit qui, bien mené, devrait se suffire à lui-même pour marquer les esprits.

Cela dit, le style de Carole Martinez est toujours là, mais il brille plus ou moins selon les passages. Une écriture imagée et sensitive, brutale aussi, qui incarne l'événement extérieur comme le drame intérieur. Le point de vue n'est pas univoque, malgré un thème qui déchaîne plus les passions qu'il ne stimule la réflexion. En effet, même si la terrible et révoltante condition des femmes est au cœur du propos, l'auteur n'oublie pas d'évoquer l'univers des bourreaux, ces hommes pris au piège de leur propre système de domination. Ainsi, les protagonistes sont peints de façon à ce qu'on saisisse mieux les rouages d'un système qui les dépasse, et qui les pousse pour les uns au sacrifice par l'enfermement, pour les autres à des crimes abominables. Comment les individus se démènent-ils face aux représentations et discours liés à leur sexe ?

Il faut encore reconnaître que l'auteur a surmonté avec habileté la difficulté de faire se dérouler un récit au Moyen Âge. Ici, pas d'éprouvante reconstitution historique noyant la trame principale, la période reste en filigrane et au service du propos : la condition féminine, le désir, la maternité, expériences intemporelles vues sous l'angle d'une société patriarcale violente et profondément imbibée de religion superstitieuse. Le désir y est d'ailleurs pleinement incarné par un personnage secondaire, peut-être le plus beau du roman, Bérengère, tellement libérée qu'elle en devient fantasmagorique.

Une belle lecture en définitive, même si cette fois je n'ai été saisie ni d'émerveillement ni d'horreur comme ce fut le cas avec Le cœur cousu (l'homme qui se prenait pour un coq ou la scène de la grotte).

Carole Martinez, Du domaine des Murmures, Folio, 2013, 240 p.

samedi 28 décembre 2013

Dans le cadre de la collection « les affranchis » proposée par les éditions du Nil, où il s’agit pour l’auteur d’écrire une lettre qu’il n’a jamais écrite, Linda Lê s’adresse à l’enfant qu’elle a choisi de ne pas avoir.
On assiste au choc frontal entre une femme toute entière consacrée à la littérature et le terrible diktat de la maternité. Linda Lê se pose mille et une questions sur ce que serait son lien à l’enfant au vu de sa douloureuse histoire hantée par sa toute-puissante mère surnommée « Big Mother », son caractère aux accents inflexibles, ses obsessions d’écrivain et de lectrice vorace, ou encore ses redoutables passages à vide.
    « Je m’offusquais de ce mépris pour mes enseignants, sans qui le dressage de Big Mother aurait occasionné un ébranlement. Aller en classe, c’était lui échapper pour quelques heures, fouiner dans les bibliothèques, c’était amasser des trésors et y puiser, pas seulement afin de me doter d’une teinture de culture : forte de ces richesses, je me fabriquais une personnalité, je me blindais contre les méchancetés de celle qui, en tous lieux, se plaisait à nous diminuer, mes sœurs et moi. » (p.20)
Le « je » de cette lettre, dans sa diaphanéité, s’appréhende comme un complexe et précieux objet, tel une montre à gousset dont on ouvrirait le boîtier, pour en exposer les rouages afin de comprendre le mécanisme responsable de l’affichage qui nous est donné à voir.
Doutes, questionnements, arguments, obstination ou effondrement, on suit l’auteur dans son cheminement de femme qui ne souhaite pas devenir mère et qui brandit volontiers, tel un bouclier, cette citation tirée du Journal de Tolstoï : « La maternité n’est pas la plus haute vocation d’une femme. » D’ailleurs, au-delà de l’enfant qu’elle n’aura pas, ce sont « toutes celles qui se sont dispensées de se conformer aux lois de la nature » qui se voient adressées ces lignes d’une réelle sagacité et d’une surprenante ténacité.
L’enfant, lui, trouve sa place en tant qu’être immatériel, mais doué de vie, lové dans les replis d’une âme. Et c’est dans cet état de présence, bénéfique car validée par Linda Lê, qu’il peut lui tendre un miroir pour qu’elle puisse à partir de ce bienveillant reflet se dépasser et s’améliorer.
    « Tu m’as aidée à me transcender, j’ai des audaces qu’avant de me rendre compte de mes déficiences, je ne me permettais pas. Je te dois de m’être surmontée, de n’être plus tout uniment cette imprécatrice tirant à boulets rouges sur mes prochains, j’ai tenté d’enrichir mes compositions de subtiles gradations. Au quotidien, ce ne sont plus les montagnes russes – les hauts et les bas qui me détraquent les nerfs se succèdent à un rythme moins rapide. Depuis que je ne me récuse plus en évitant d’anticiper, de m’interroger sur les modifications qui auraient résulté de ta venue au monde, tu n’es plus pour moi un tourment. » (p.63-64)
À l’enfant que je n’aurai pas est un texte court mais dense, livré dans une écriture exigeante parsemée d’un vocabulaire pointu, d’images frappantes et de références éclairantes. Dans ces lignes, on voit palpiter une sensibilité extrême comme les veines sous une peau fine et pâle. Un texte poignant à la maîtrise remarquable.

Linda Lê, À l'enfant que je n'aurai pas, Nil, "les affranchis", 2011, 65 p.

vendredi 27 décembre 2013

Ils sont vingt-deux à former un bloc de chair et d’os pour contrer le vent et remonter inlassablement jusqu’à sa source. Ce groupe d’élite, dressé dès l’enfance à avancer à tout prix et dans lequel chacun tient une place essentielle, va subir les assauts du doute qui sont peut-être plus violents encore que le furvent. La vie en autarcie ancre les certitudes quand les rencontres sèment les interrogations. Mais ils sont nourris par la fureur de vaincre de leur traceur Golgoth et liés par le verbe de leur troubadour Caracole. Ils traversent le monde à pied vers un Extrême-Amont fuyant, leur quête, exposent leur vie à des expériences de plus en plus redoutables, sans échapper aux sentiments communs à tous les êtres humains (l’amitié, l’amour, le deuil), malgré un quotidien extraordinaire.

La Horde du Contrevent n’est ni tout à fait œuvre de science-fiction ni tout à fait de fantasy ; l’auteur parle volontiers de littérature de l’imaginaire. Et l’imagination d’Alain Damasio est particulièrement fertile. Il écrit peu mais il crée ici un univers d’une telle épaisseur ! Ce monde sculpté par le vent l’est aussi par des idées nourries de lectures philosophiques et un travail passionné de la langue. Univers et style apparaissent comme indissociables. Le personnage de Golgoth est si charismatique qu’on s’attend presque à ce qu’un visage en furie déforme le papier pour mieux se faire entendre. Ses propos outranciers et vulgaires ont la surprenante habitude de désamorcer les moments les plus tendus de cette aventure en provoquant le rire. Celui de Caracole nous émerveille pour sa malice qui s’intensifie par son habileté, toujours plus surprenante, à jongler avec les mots. On admire encore la maîtrise de ce roman polyphonique, déroutant au premier abord mais participant assurément, en plus d’une écriture très visuelle, à amplifier cette impression de totalité englobante : on finit par contrer avec eux.

Arrivée au bout… de ce roman, je ne vous dis rien pour l’Extrême-Amont, sauf qu’on est surpris et plutôt désappointé, je me suis beaucoup questionnée sur la distance qu’on se doit de prendre avec notre éducation. Le conditionnement des hordiers m’a fait penser à celui que doivent subir les kamikazes formés très jeunes. Je ne sais pas si c’est ce dont parle fondamentalement ce livre, mais c’est ce qu’il a interpelé en moi. Le contre le plus difficile est peut-être celui-là : mettre une distance juste entre nous et ce que l’on nous a appris. Qu’il faut choisir en fonction de soi, de ses inspirations et besoins personnels, et non selon les attentes et les exigences d’autrui, fussent-ils nos parents et nos maîtres.

Alain Damasio, La Horde du Contrevent, Folio SF, 2004, 700 p.
 

jeudi 26 décembre 2013

Les Vrilles de la vigne est un recueil de textes épars ayant été écrits entre 1905 et 1908. Il se compose de dix-huit textes qui, à l’origine, sont des articles parus dans différents journaux ; ce qui peut expliquer la diversité des thèmes abordés. L’édition de ce recueil a été retouchée par Colette à plusieurs reprises ; certains textes ont été supprimés, puis réintégrés, d’autres ajoutés. En effet, c’est en 1934 qu’elle y insère cinq nouveaux textes, deux datant de 1909 (« Rêverie de nouvel an » et « Chanson de la danseuse ») qui s’intègrent avec justesse au recueil, et trois textes de 1933, donc beaucoup plus tardifs, qui dénotent par leur tonalité plus grave, notamment pour « Amours » et « Un rêve » qui sont des textes animaliers, car « Maquillages » reste un objet non identifié ici (article publicitaire publié dans l’espoir de sauver un institut de beauté).

Les Vrilles de la vigne est une fenêtre ouverte sur les thèmes chers à Colette : la nature, les animaux, le milieu du spectacle, le pays natal, l’amour, l’indépendance, la solitude ou encore le miroir. Ces récits lyriques, empreints de nostalgie et de mélancolie, se présentent sous diverses formes : poème en prose, texte animalier, dialogue de bêtes, confidence, anecdote ou encore texte fictionnel mais uniquement pour « La dame qui chante ». La variété de ces textes fait certainement de ce recueil une excellente introduction à l’œuvre de Colette. Mais elle implique aussi une sélection du lecteur selon sa sensibilité, d’autant plus que le registre même de ce recueil, le lyrisme, nous enveloppe tout entier dans le domaine de la sensation et du sentiment personnel. Ainsi, au niveau stylistique, on retrouve une musicalité et un propos très imagé, avec parfois l’impression d’accéder, à travers les mots, aux visions ou aux senteurs expérimentées par l’auteur.

J’ai adoré plusieurs textes, d’autres m’ont moins touchée, mais tous sont admirables pour leur construction et la somptueuse écriture qui les anime. Et ce qui me fascine toujours chez Colette, c’est ce qu’elle dit des animaux. La finesse de l’analyse et les descriptions sont absolument remarquables. La nouvelle intitulée « Nonoche » en est une parfaite illustration. Mais il y a aussi la puissance de l’écriture, ces propos qui percutent et nous entraînent dans une réflexion parfois douloureuse. Cette force transparaît dans la nouvelle « Rêverie du nouvel an » où il est question de la fuite du temps, de la nécessité de vieillir et de l’acceptation de ce passage inéluctable de l’existence.

Une lecture que je recommande donc sans hésiter, sauf en cas d'allergie au lyrisme, bien entendu. Ce recueil me semble être notamment une bonne introduction à l’œuvre de Colette.

Pour la musicalité :
« Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui m’enchante et me blesse et m’étonne […] » (p.104-105)
Pour le sens de la vue : 
 « Un oiseau noir jaillit du couchant, flèche lancée par le soleil qui meurt. Il passe au-dessus de ma tête avec un crissement de soie tendue et se change, contre l’est obscur, en goéland de neige… » (p.183)
Pour le sens de l'odorat :
 « A la première haleine de la forêt, mon cœur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d’une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum.
    Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l’air se balance à peine, lourd, musqué… Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave pourriture framboisée dont l’arôme enivre, mêlé à celui d’un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d’une ronde de champignons blancs… » (p.180)
Extrait de "Nonoche" :
 « Son poil a senti passer l’ombre d’un oiseau ! Elle ne sais pas bien ce qui arrive. Elle a ouvert trop vite ses yeux japonais, d’un vert qui met l’eau sous la langue. Elle a l’air bête comme une jeune fille très jolie, et ses taches de chatte portugaise semblent plus en désordre que jamais : un rond orange sur la joue, un bandeau noir sur la tempe, trois points noirs au coin de la bouche, près du nez blanc fleuri de rose… Elle baisse les yeux et la mémoire de toutes choses lui remonte au visage dans un sourire triangulaire ; contre elle, noyé en elle, roulé en escargot, sommeille son fils. » (p.118)
Extrait de "Rêverie de nouvel an" : 
 « Va-t’en parée, va-t’en douce, et ne t’arrête pas le long de la route irrésistible, tu l’essaierais en vain, − puisqu’il faut vieillir ! Suis le chemin, et ne t’y couche que pour mourir. Et quand tu t’étendras en travers du vertigineux ruban ondulé, si tu n’as pas laissé derrière toi, un à un, tes cheveux en boucles, ni tes dents une à une, ni tes membres un à un usés, si la poudre éternelle n’a pas, avant ta dernière heure, sevré tes yeux de la lumière merveilleuse, si tu as, jusqu’au bout, gardé dans ta main la main amie qui te guide, couche-toi en souriant, dors heureuse, dors privilégiée… » (p.207)
 Colette, Sido suivi de Les Vrilles de la vigne, Le Livre de Poche, 2004, 224 p.

jeudi 2 mai 2013

« Une fois, quand Moumine était encore tout petit, son papa avait attrapé un gros rhume en plein été. Il avait refusé de boire du lait sucré aux oignons et il n’avait pas non plus voulu se mettre au lit. Il était resté assis dans la grande balançoire en se mouchant toutes les trois secondes et en disant que les cigares avaient un goût affreux. Toute la pelouse était pleine de ses mouchoirs. Maman Moumine les ramassait dans un petit panier qu’elle emportait. » Les symptômes persistaient. Papa Moumine désespéré de guérir un jour se résigna et alla se mettre au lit. Son humeur devenait de plus en plus maussade, d’autant plus que Papa Moumine n’avait jamais été malade de sa vie, il était très contrarié. Heureusement, Maman Moumine eut, comme à son habitude, une formidable idée, propice à enrayer les situations de crise : « Sais-tu que j’ai trouvé un grand cahier vide l’autre jour en faisant le ménage au grenier ? Et si tu nous écrivais un livre sur ta jeunesse ? » Nous découvrons alors sa petite enfance dans un orphelinat dirigé par une tantémule extrêmement rigide, loin de correspondre au caractère fantasque du petit troll. Celui-ci décide donc de fuguer pour prendre sa « destinée entre ses propres pattes ». S’ensuivent de nombreuses rencontres et des aventures plus surprenantes les unes que les autres.

Encore un très joli texte, ponctué de superbes illustrations en noir et blanc, sorti de l’imagination sans limites de Tove Jansson ! Les multiples personnages qui animent ce récit sont d’une étonnante variété, chacun possède un physique et un caractère tout particulier et tous arrivent à avoir des rapports sans violence. Même ceux qui paraissent méchants au premier abord finissent par être compris dans leur maladresse ou leur manque d’amour. Tel est le cas du coléreux Édouard le Dronte, immense par sa taille, qui écrase les autres sans le vouloir. Profondément attristé lorsqu’on le lui fait remarquer, Édouard se ruine en enterrements qu’il tient toujours à prendre en charge. Même la tantémule et ses jeux éducatifs finiront par trouver leur place dans ce monde merveilleux.

Nous sommes aussi enchantés par les inventions de Fredikson. Il y a même un croquis et une note explicative pour apprendre à fabriquer un moulin à eau. Mais, le plus épatent est ce qu’il fait de l’Orquemarine une fois accostés sur l’île du souverain farfelu : un bateau qui vole et qui plonge dans les profondeurs de l’océan. Mon passage favori reste d’ailleurs celui de l’Océanochien, propre à déclencher la chair de poule : « Au milieu du prodigieux silence, je perçus peu à peu un chuchotement qui s’amplifiait, comme si mille voix épouvantées avaient répété le même mot, encore et encore : " L’Océanochien, l’Océanochien, l’Océanochien… " Cher lecteur, essaie donc de chuchoter l’Océanochien pendant un petit moment, très lentement et sur un ton d’avertissement. N’est-ce pas terrible à entendre ? »

Je rejoins tout à fait Ysla (Rats de biblio-net) dans son constat de bienveillance et de tolérance, d’acceptation de l’autre et de respect de la différence. C’est comme toujours, avec les aventures « mouminesques », une terrible envie de faire un voyage dans cette incroyable vallée pour s’y ressourcer en insouciance et en espoir. (Et ce n’est pas si étonnant au vu de ce qui est mentionné dans sa biographie sur Wikipédia : « Lors de la Seconde Guerre mondiale, pensant aux enfants qui rêvaient de s’évader, elle inventa le pays des Moumines. » En effet, le premier titre des aventures de Moumine, Une comète au pays de Moumine, date de 1945.) Même Papa Moumine qui est très fier et centré sur sa personne m’est un personnage agréable, car on le sent tout à fait inoffensif dans cet excès d’amour propre, il sait aussi reconnaître les qualités des autres, comme celles de son ingénieux ami Fredikson. L’effervescence qui régit cette histoire et l’humour de Tove Jansson font encore de ce récit un véritable revigorant pour l’esprit. On en sort incontestablement de bonne humeur !

La tantémule et Papa Moumine lorsqu'il était encore à l'orphelinat.

Papa Moumine découvrant le moulin à eau de Fredikson.
Édouard le Dronte et son gros derrière qui provoquent un barrage dans la rivière, donnant ainsi de l'élan à l'Orquemarine pour prendre la mer.
Et enfin, mon illustration préférée du livre : l'Orquemarine transformée en sous-marin !

Tove Jansson, Les mémoires de Papa Moumine, Nathan, 1982, 191 p.

jeudi 11 avril 2013

Après s’être attaqué à la bourgeoisie thatchérienne dans son Testament à l’anglaise, Jonathan Coe s’en prend à la middle class britannique, incarnée par Maxwell Sim. C’est un homme d’âge moyen, qui mène une vie moyenne, dont l’intérêt pour la culture est quasiment nul, qui aime les chaînes de restaurants parce qu’elles le rassurent, qui a un compte facebook où il croit avoir des amis, et qui est surtout… en dépression. C’est d’une banalité effarante. Mr Sim est ennuyeux à crever, il se laisse voguer sur le flot de l’existence. Mais voilà ! Comme on sait, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Sa femme le quitte et lui offre un billet d’avion pour l’Australie. S’ensuit toute une série de rencontres qui entraînent ce pauvre homme vers une trajectoire existentielle. Il s’y démène comme il peut mais frôle la noyade. Même la bienveillante présence d’Emma, la voix féminine de son GPS, ne saurait le sauver de toutes ces années de ballottements dues à la fainéantise intellectuelle et l’horreur de l’introspection.

Il souffle sur ce récit, comme sur tous ceux que j’ai lus de cet auteur, un puissant vent de mélancolie. Comme une vision désabusée qui nous aspire, tel un trou noir, pour mieux broyer nos espérances. Ici, je me suis sentie particulièrement happée, car Maxwell Sim m’a rappelé quelques personnes que je connais et dont la mollesse face à l’existence me trouble profondément. Car il se laisse aller, cède à des sentiments faciles et mesquins, et surtout, détient un fabuleux talent pour se faire mal tout seul. C’est consternant ! Jonathan Coe, lui, détient un certain talent pour prélever un échantillon dans le quotidien, le mettre en culture, et nous assommer d’une vision monstrueuse de ce qui nous paraissait loin et pas bien terrible auparavant. Il fait de même dans son précédent roman, La pluie avant qu’elle tombe, où l’on aperçoit le gouffre où peut mener le fil du traumatisme transgénérationnel si l’on ne fait rien pour briser le schéma. Après la relation mère-fille dont il est question dans ce dernier, l’auteur traite ici de la relation père-fils à travers une absence de communication destructrice. Ce roman a encore l’intérêt d’interroger l’impact des nouvelles technologies sur nos relations : notre rapport à nous-mêmes, à l’autre et au monde. Il en ressort un effarant constat de solitude, de superficialité et de déception. L’interface ne peut nous combler en tant qu’être humain : la présence physique de l’autre est primordiale à la constitution d’une véritable relation. Jonathan Coe nous renvoie en pleine figure ce que nous côtoyons de très près, chaque jour, sans vraiment nous questionner. Cela dit, il manque, me semble-t-il, la hargne des premiers récits. C’est mon regret. Car, quitte à nous mettre une claque, autant qu’elle soit suffisamment puissante pour être salutaire. Pour les masochistes, lisez au moins son Testament à l’anglaise.

Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim, Gallimard, 2011, 450 p.

samedi 6 avril 2013

Six personnages tentent de maintenir une conversation conviviale autour des souvenirs émus de H.I quand le mutisme d’un septième vient enrayer la bonne marche du système. Malgré les encouragements des cinq autres voix et prenant ce silence comme une offense, H.I cherche à en connaître la cause par tous les moyens. Il se montre alors agressif envers le silencieux Jean-Pierre, ce qui provoque l’éclatement du dialogue et la colère de ses interlocuteurs.

Le Silence est une pièce particulièrement déroutante. D’une part, les personnages ne possèdent pas d’état civil. Les voix nous apparaissent désincarnées, ce qui entraîne une impression d’anonymat. Sans corps, sans caractère défini, ce sont des interlocuteurs en tant que fonction. Seul l’individu silencieux est nommé, peut-être parce qu’il devient par son mutisme le centre de gravité de ces six voix. En effet, on cherche à comprendre les raisons de son silence, on suppose qu’il est tour à tour méprisant, timide, indifférent, et cela finit par lui donner consistance.

D’autre part, au début de la pièce, nous sommes plongés dans une conversation en cours et la fin n’y met pas un terme. Nathalie Sarraute semble avoir disséqué une banale conversation afin d’en prélever un élément pour l’analyser au microscope : la gêne occasionnée par le silence d’un interlocuteur est grossie au maximum et poussée à l’extrême dans ses conséquences. Les paroles sont irrésistiblement attirées par ce trou noir au cœur du dialogue et s’y abîment. Et c’est tout particulièrement H.I qui, montrant du doigt ce dérangeant silence, viole la convention qui consiste à ignorer le problème dans un souci de politesse et de convivialité, et entraîne l’échange dans une spirale infernale.

Le Silence est donc une ouverture étonnante sur les rouages de la conversation, et nous fait spécialement découvrir le pouvoir que peut avoir celui qui sait se taire sur son entourage. C’est tout de même stupéfiant : on s’y tue à coups de mots pour un silence.

    H.I : Voilà. Vous entendez ? Ça ne vaut rien. De la camelote. Bon pour les conversations. Tout juste. Nos conversations. Un homme au goût raffiné, ça l’écœure, vous voyez. Vous savez que vous êtes salutaire. Des gens comme vous sont nécessaires. Ils font progresser… Ils portent haut le flambeau…
    Il crie tout à coup.
   Faux, faux, archifaux. Je suis fou. C’est du délire de générosité. Vous ne servez à rien. Ce n’est pas ça. Qu’est-ce que je vais chercher ? Qu’est-ce que vous avez fait pour vous permettre… Je n’ai pas de leçons à recevoir. Vous haïssez la poésie. Vous haïssez tout ça sous toutes ses formes, la forme brute, la forme travaillée. Vous êtes pratique. Et ce que vous appelez les sentimentalités… Oh, il n’y a pas de place pour nous deux en ce monde. Je ne peux pas vivre où vous vous trouvez. J’étouffe, je meurs… Vous êtes destructeur. Je vais vous réduire à merci. Je vais vous forcer à vous agenouiller. Je vais les décrire, moi, ces auvents, et on vous obligera, que vous le vouliez ou non. Vous serez forcé… Il a répété forcé ? Vous avez dit forcé, en riant.
Nathalie Sarraute, Le Silence, Folio théâtre, 1998, 93p.

vendredi 5 avril 2013

« Je n’étais plus pour eux qu’un simple prolongement de l’aspirateur, la même mécanique tout juste agrémentée d’une blouse et de gants en plastique. »

De février à juillet 2009, la journaliste Florence Aubenas se glisse dans la peau d’une femme de 48 ans, titulaire du bac, sans expérience, cherchant un emploi de tout type. Elle part dans la région de Caen où elle n’a pas d’attache. Le but de cette quête : décrocher un CDI. Et puis rendre plus palpable le concept de « crise ».

Ce reportage est une plongée brutale dans cette France précaire qui ne cesse de s’étendre. Immergé dans le contexte, le lecteur peut concevoir plus aisément la lassitude mais aussi la peur que peuvent éprouver ceux qui se battent pour quelques heures de travail par semaine. De plus, la situation économique étant critique, certains employeurs en profitent pour contrevenir aux lois : leur proposition est à prendre ou à laisser par Pôle Emploi. On en vient à s’arranger pour avoir un maximum d’offres à proposer. Des règles toujours changeantes imposées aux chômeurs et aux employés de Pôle Emploi sont parfois d’une absurdité effarante ; elles sont souvent source de colère et de conflit. Mais le malaise touche également, et réunit parfois pour quelques instants, les êtres séparés par le fameux guichet : tous se sentent menacés par cette situation instable.

La journaliste semble avoir trouvé la juste distance pour rapporter cette expérience éprouvante. Reste une impression de total investissement de sa part dans cette quête, avec une réelle proximité pour les personnes rencontrées durant ces six mois : de petits détails sur chacun, démontrant même parfois une vraie sympathie à leur égard. Son rapport apparaît équilibré car nuancé, aucun parti n’étant diabolisé. L’écriture de Florence Aubenas est agréable, constellée d’images souvent percutantes, parfois malicieuses, toujours éclairantes. En somme, un reportage très instructif qui ne se prive pas d’une belle expression.

 « À l’accueil, un type qui transpire excessivement est en train de protester : " Je sais que je n’ai pas rendez-vous, mais je voudrais juste vous demander de supprimer mon numéro de téléphone sur mon dossier. J’ai peur qu’un employeur se décourage, s’il essaye d’appeler et que ça ne répond pas.
- Pourquoi ? demande l’employée, qui est aujourd’hui une blonde de petite taille.
- Il ne marche plus.
- Qu’est-ce qui ne marche plus ?
- Mon téléphone.
- Pourquoi il ne marche plus ?
- On me l’a coupé pour des raisons économiques.
- Mais vous ne pouvez pas venir comme ça. Il faut un rendez-vous.
- Bon, on va se calmer. Je recommence tout : je voudrais un rendez-vous, s’il vous plaît, madame."
La jeune femme blonde paraît sincèrement ennuyée. " Je suis désolée, monsieur. On ne peut plus fixer de rendez-vous end direct. Ce n’est pas notre faute, ce sont les nouvelles mesures, nous sommes obligés de les appliquer. Essayez de nous comprendre. Désormais, les rendez-vous ne se prennent plus que par téléphone.
- Mais je n’ai plus le téléphone.
- Il y a des postes à votre disposition au fond de l’agence, mais je vous préviens : il faut appeler un numéro unique, le 39 49, relié à un central qui vient d’être mis en place. Il est pris d’assaut. L’attente peut être longue.
- Longue ?
- Parfois plusieurs heures." »

Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham, Points, 2010, 240 p.

Adaptation radiophonique en 2011 sur France Culture.