vendredi 19 août 2011


Deux extraterrestres sont envoyés en mission sur notre planète. Après un atterrissage réussi, Gurb part en reconnaissance parmi la population autochtone. Dans un souci de discrétion, son supérieur hiérarchique lui choisit l’apparence de l’être humain dénommé Madonna. Vingt minutes plus tard, Gurb est déjà invité à monter dans une voiture par un homme au nom incompréhensible car non codé. Par télépathie, son supérieur lui dit d’accepter la proposition. Douze heures plus tard, il est toujours sans nouvelles de Gurb. Le lendemain, il décide de partir dans Barcelone à sa recherche.

Rien de tel que l’humour pour pointer ce qui ne devrait pas être vu ! Ce récit totalement déjanté révèle les us et coutumes de notre société moderne sous un angle inhabituel. On rit beaucoup et on réfléchit au sens que l’on donne à nos existences. Le passage sur la consommation boulimique est tout à fait éloquent et nous interroge sur la place que l’ont fait aux objets dans notre vie au vu de ce qu’ils nous apportent en réalité. On finit encore par prendre pitié de ce malheureux extraterrestre qui fait de son mieux pour s’intégrer dans ce monde de cinglés.

Le récit se présente sous forme d’un journal de bord et l’on suit l’extraterrestre quasiment heure par heure. Nous sommes plongés dans une ambiance burlesque dont le principal ressort est le comique de répétition, ce qui fait que nous avons affaire à un récit court qui n’aurait pu supporter d’être davantage développé sur ce même mode. Ces deux entités venues d’un autre monde traversent donc notre univers en un éclair, mais un éclair éblouissant qui en dit long sur notre civilisation !

Kl8è953765gcbdμ45ξ#ghtr$ml76965%azé&5432fgİ (décodage : À lire !)

« 21h50 Tandis que je me livre à ces réflexions, le serveur me remplit mon verre et, le temps que je m’en rende compte, j’ai déjà un demi-litre de clairet dans le corps. J’entreprends l’analyse de la composition chimique du vin (cent six éléments, dont aucun n’est dérivé du raisin) mais, arrivé au trinitrotoluène, je décide d’abandonner mon investigation. Le serveur me remplit mon verre. » (p.29)
« 21h30 Dans un endroit voisin de l’hôtel je commande et j’ingère un hamburger. C’est un conglomérat de particules provenant de divers animaux. Une analyse sommaire me permet de reconnaître le bœuf, l’âne, le dromadaire (à une et à deux bosses), l’éléphant (d’Afrique et d’Asie), le mandrill, le gnou et la baleine à spermaceti. J’y trouve aussi, pour un pourcentage moins important, des taons et des libellules, une demi-raquette de badminton, deux boulons, du bouchon et du gravier. J’arrose mon repas d’une grande bouteille de Zumifot. » (p.36-37)
« 15h00 Je décide d’abandonner mes réflexions et la place de Catalogne, car les pigeons m’ont couvert d’excréments des pieds à la tête et les Japonais me prennent en photo en croyant que je suis un monument national. » (p.79)
« 10h40 Je soigne mes plaies avec de l’eau oxygénée. Je suis tellement couvert d’ecchymoses que je me métamorphose en Tutmosis II, ce qui m’épargne de mettre des bandages. » (p.112)

Eduardo Mendoza, Sans nouvelles de Gurb, Points, 2006, 128 pages
Traduit de l'espagnol par François Maspero

dimanche 14 août 2011


Le jeune Pete Fromm voulait lui aussi avoir son histoire à raconter. Et bien, il l’a eu, et quelle histoire ! Un véritable récit d’apprentissage, sincère et drôle, qui nous happe et nous entraîne à la suite du jeune homme pour un long hiver dans les Rocheuses.

Alors qu’il n’était encore qu’un étudiant en biologie animale dans le Montana, mais aussi grand lecteur de récits de trappeurs, Pete Fromm s’engage sur un coup de tête dans une mission de sept mois qui consiste à garder un bassin rempli d’œufs de saumons dans la Selway River, une sinueuse rivière engouffrée dans un canyon aux parois sombres et accidentées. Autant dire que le soleil a vite fait de disparaître derrière la masse rocheuse. Mais Pete ne sait rien du terrain qui sera le sien durant ce long hiver car il avoue n’avoir consulté aucune carte avant son départ !

On ne saurait trop saluer le talent de conteur de Pete Fromm. Ses moments de désespoir et d’euphorie, ses observations et réflexions sur son terrain et les animaux qui le peuplent, son évolution face à cette expérience intense, tout nous semble proche, évident, palpable. Oui, on pourrait dire qu’on a la sensation d’une réelle proximité avec le narrateur alors qu’il s’agit tout de même d’une expérience profondément intime avec les grands espaces. L’auteur réussit à nous rendre tout cela accessible, on s’y croirait ! Il y a par exemple cette façon de raconter sa rencontre avec le lynx : il observe des traces, puis d’autres, n’y comprend plus rien, et enfin réussit à réunir les différents indices pour tenter de saisir ce qui s’est réellement passé entre le cerf et le lynx. C’est cette progression dans l’écriture qui nous donne l’impression d’être sur place avec lui.

Cet ouvrage n’est pas une réflexion philosophique sur la nature et son rapport à l’homme ni un éloge poétique aux grands espaces, il s’agit d’une succession de prises de consciences non moins essentielles et premières dans cette expérience du monde sauvage. Pete Fromm nous livre « un monde en noir et blanc » avec un réalisme cruel et ce qu’il a su éveiller en lui avec honnêteté et beaucoup d’humour.

« Plus tard, lorsque j’abattis mon premier arbre (il s’agissait d’un chicot, avais-je appris, pas d’un arbre mort), j’en choisis un tellement incliné que j’étais certain qu’il tomberait du côté que je souhaitais. Je fis une première entaille, puis vérifiai plusieurs fois que l’arbre penchait toujours dans la même direction. Au moment de le couper, j’entaillai son tronc sur un ou deux pouces avant de jeter un coup d’œil pour m’assurer qu’il n’allait pas tenter un sale coup. Pour finir, je le sciai sans le quitter des yeux et, dès le premier signe de tremblement, j’éteignis la tronçonneuse et détalai comme un lapin.
Comme je n’entendais aucun bruit, je m’arrêtai en laissant un autre arbre entre moi et ma victime. Mon chicot était toujours debout. Il ondulait certes davantage que tout à l’heure, mais il restait debout. Je me cachai derrière l’arbre, stupide et ne sachant que faire. C’est alors qu’une forte bourrasque fit violemment craquer le chicot qui commença à tomber. Lorsqu’il toucha le sol, je poussai un cri de victoire dont je ne me savais pas capable. Je me mis à le débiter. Très vite, j’enlevai mes chemises, heureux de sentir l’air de l’automne sécher ma sueur. » (p.40-41)

Pete Fromm, Indian Creek, Gallmeister/Totem, 2010, 240 pages
Traduit de l'américain par Denis Lagae-Devoldère
 

vendredi 12 août 2011


Le vieux loup borgne du zoo ne comprend pas ce que signifie cette mascarade. Faisant les cent pas dans son lugubre enclos revêtu d’un simple rocher gris et d’un arbre mort, il se demande pourquoi cet enfant reste planté devant son grillage « immobile comme un arbre gelé ». Grâce à sa patience et à sa sensibilité, l’enfant finit par gagner la confiance du vieux loup bleu d’Alaska. S’ensuit un face à face prolongé et muet, œil dans l’œil, entre le petit africain et l’animal, qui les entraîne chacun leur tour dans les souvenirs de l’autre.
« La pupille a beau grossir, envahir l’œil tout entier, brûler comme un véritable incendie, le garçon ne détourne pas son regard. Et c’est quand tout est devenu noir, absolument noir, qu’il découvre ce que personne n’a jamais vu avant lui dans l’œil du loup : la pupille est vivante. »
J’ai adoré ce petit livre dans lequel les deux protagonistes acceptent de recevoir la confidence du lourd passé de l’autre comme un cadeau inaugurant leur amitié nouvelle. La structure narrative illustre parfaitement l’évolution de cette relation entre le petit garçon et le loup. En effet, nous avons deux histoires enchâssées dans le récit cadre qui finissent par fusionner à la fin du roman. Ainsi, on constate que chacun écoute l’autre avec respect, l’histoire du loup et celle du garçon étant de longueur équivalente, pour ensuite se rejoindre dans un dénouement inattendu et poignant qui représente une reconnaissance mutuelle.
Il faut aussi évoquer la très belle plume de Daniel Pennac. Des images enchanteresses. Et puis le dynamisme palpable de ce texte. Des phrases souvent concises, des retours à la ligne, qui servent cette impression de grande vitalité, comme les bonds d’un louveteau dans la neige, avançant avec enthousiasme dans l’existence même si le danger se fait parfois trop familier.
Il y a en effet beaucoup de thèmes sérieux abordés dans ce court roman : la captivité des animaux, le poids des souvenirs, l’immigration, les conséquences des actes de l’homme sur la vie sauvage (la chasse au plus beau spécimen pour sa fourrure ou pour l’exposer dans un zoo) et sur ses semblables (la guerre qui laisse les enfants orphelins), mais aussi l’amitié qui est un sujet très sérieux au regard des bienfaits qu’elle peut procurer. Et tout ceci nous est conté avec un tel talent : l’auteur a su donner du poids à cette histoire tout en lui offrant un caractère merveilleux. C’est assurément une belle réussite et un incontournable de la littérature jeunesse.
« Le soleil choisit juste ce moment pour percer les nuages. Un rayon tomba sur Paillette et tout le monde détourna les yeux. Elle était réellement éblouissante ! Une louve d’or, vraiment, avec une truffe noire au bout du museau. Si noire, la truffe, dans tout cet or, que ça la faisait un peu loucher. »

Daniel Pennac, L'oeil du loup, Pocket jeunesse, 2002, 96 pages