jeudi 11 février 2010


« Si le poisson concrétise le mouvement de l’eau, lui donne forme, alors le chat est un diagramme d’air subtil. »¹

Dans ce court récit, Doris Lessing nous dévoile son expérience des chats, créatures sublimes et mystérieuses, en des termes emprunts de fascination, de délicatesse et de lucidité.

L’auteur, ayant vécu avec ses parents dans une ferme du Zimbabwe, nous entraîne dans la brousse où chats domestiques et chats sauvages sont régulés pour les uns, chassés pour les autres. On comprend que le chat domestique d’Afrique soit bien plus indépendant que le chat londonien, car loin du confort sécurisant et de l’attention toute particulière dont bénéficie ce dernier. Dans la brousse, rapaces et serpents n’hésitent pas à s’attaquer aux petits félins : « Je me rappelle ma mère, quand ce petit chat tout miaulant fut emporté dans les serres de l’aigle, qui tira toutes ses cartouches sur la bête de proie. En vain, bien sûr. »² La mère de Doris Lessing à qui revient les tâches ingrates d’achever les animaux malades, noyer les petits chats, chasser les prédateurs de la ferme, réguler et sécuriser la ferme familiale en somme, et qui se révoltera en refusant durant une année d’accomplir ce qui semble mettre sa conscience à rude épreuve. Contestation aux conséquences désastreuses mais parlantes.

Puis, Doris Lessing part vivre à Londres, habite divers maisons et appartements plus ou moins adaptés à la présence de chats. Elle en croisera plusieurs mais ne s’attache pas cependant. Le mécanisme de protection dressé lorsqu’elle avait onze ans reste infaillible.
Elle finit par s’installer à l’endroit idéal : « Je vins habiter en pays de chats. Les maisons y sont anciennes, et complétées d’étroits jardins ceints de murs. Des fenêtres qui donnent sur l’arrière, on peut voir une dizaine de murs d’un côté, et une dizaine de l’autre, de toutes les tailles et toutes les hauteurs. Des arbres, de l’herbe, des buissons. C’est un petit théâtre, avec des toits de diverses hauteurs. Les chats s’y plaisent beaucoup. On en voit toujours sur les murs, sur les toits, dans les jardins, menant une existence secrète et compliquée à la manière des vies de quartier des enfants, qui se déroulent suivant d’inimaginables lois internes que les adultes ne devinent jamais. »³

C’est alors que la chatte grise entre en scène : « Quel enchantement, ce délicat personnage de conte de fées, dont les gènes siamois apparaissent dans le contour de la tête, les oreilles, la queue, et la ligne subtile du corps. »⁴ La petite créature fait tomber les barrières et charme l’écrivain qui n’aura de cesse d’observer – et d’admirer – avec beaucoup d’attention et de curiosité les faits et gestes de la chatte grise guidée par son désir de séduction.
Vient ensuite la chatte noire qui déstabilise l’univers de la grise. Et c’est ce dont nous fait part l’auteur dans la majeure partie de son récit : l’histoire de deux chattes ennemies.

Leurs rapports, d’une complexité étonnante, sont analysés avec une extrême finesse. Peut-on aller jusqu’à dire que l’auteur excelle dans la psychologie des chats ? Elle s’interroge en tout cas sur leur rivalité, leur rapport aux autres chats, aux humains qui les entourent pour mieux décrypter leurs messages parfois composés de saucisses volées. Comportement influencé par leur étroite cohabitation avec l’homme ou comportement inspiré par une hérédité ancestrale ? A travers ses réflexions, l’auteur dévoile ainsi tout ce que l’univers des chats a de plus captivant.

Ce tableau de deux caractères définitivement inconciliables est ponctué d’envoûtantes descriptions de leur profil divin. La chatte grise lumineuse : « C’était assise sur le lit devant la fenêtre qu’elle révélait le mieux sa splendeur. Ses deux pattes avant de couleur crème très légèrement rayée se tenaient bien droites l’une contre l’autre, posées sur leurs chaussons à reflets d’argent. Ses oreilles délicatement bordées de blanc éclatant se dressaient et frémissaient, à l’affût des sons, des sensations. »⁵ Et la chatte noire d’une beauté ténébreuse : « Chatte des ombres ! Chatte plutonique ! Chatte d’alchimiste ! Chatte de minuit ! »⁶ Doris Lessing sublime ainsi son récit de portraits, comme exécutés à l’encre de chine, aux lignes subtiles et limpides révélant la quintessence de ses modèles.

Et si il fallait encore démontrer sa passion des chats, nous pourrions évoquer ces procédés stylistiques d’énumération et de répétition qui décuplent la tendresse qui déborde déjà du propos de l’écrivain, et qui renvoient peut-être aussi à une certaine malice dans le regard qu’elle porte sur ces animaux qui savent si bien nous faire rire : « Quand les chatons atteignirent l’âge de pouvoir descendre dans la cour, ils vinrent s’asseoir sur la marche, un, deux, trois, quatre, représentant toutes les variations du noir et blanc, et ils contemplèrent d’un œil craintif le gros chat noir qui les guettait. »⁷, « Je descendis vers l’aube pour boire un verre d’eau, allumai la lumière, et vis la chatte allongée par terre, qui nourrissait ses petits, un, deux, trois, quatre ; à un mètre de là, une souris immobile manifestait que la lumière la dérangeait – mais pas la chatte. »⁸, « La petite chatte descendit l’escalier en sautillant, car chaque marche était deux fois plus haute qu’elle : d’abord les pattes de devant, et puis hop, celles de derrière ; celles de devant, et puis hop, celles de derrière. »⁹

Une délicieuse lecture et un somptueux texte sur les chats. Colette n’est certes pas loin, on pense notamment à son livre La Chatte, mais j’ai préféré Les Chats en particulier.

¹ Éditions Le Livre de Poche, 1986, p.51
² Idem, p.9
³ Idem, p.32
⁴ Idem, p.35
⁵ Idem, p.51
⁶ Idem, p.124
⁷ Idem, p.25
⁸ Idem, p.26
⁹ Idem, p.36


Doris Lessing, Les Chats en particulier, Le Livre de Poche, 1986, 124 pages
Traduit de l'anglais par Marianne Véron
 

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