vendredi 5 février 2010


Carole Martinez

Le Cœur cousu

(Folio, 2009, 448 pages)


« Bombarder de couleurs le village étouffé par l'hiver. Broder à même la terre gelée des fleurs multicolores. Inonder le ciel vide d'oiseaux bigarrés. Barioler les maisons, rosir les joues olivâtres de la mère et ses lèvres tannées. Elle n'aurait jamais assez de fil, assez de vie, pour mener à bien un tel projet. »


Avec une prose aussi lumineuse et envoûtante que les ouvrages de son héroïne, Carole Martinez nous entraîne dans une troublante histoire de mères et de leurs filles. Héritage aliénant, capacité d'aimer qui s'effiloche, espoir réduit en poussière et dispersé au vent, la couturière Frasquita Carasco n'aura de cesse de tisser son malheur avec les merveilleux fils contenus dans cette boîte léguée par quelques forces obscures.

Avec son allure de conte, le récit se fait tantôt cocasse, tantôt cruel, se drapant des multiples visages de l'homme, et nous enveloppe de son intemporalité. Le Cœur cousu se fait somptueuse broderie narrative renfermant un joyau de lucidité qui nous dévoile la sphère humaine sous toutes ses coutures. Monstre sanguinaire, monstre collectif, la face sombre de l'homme s'illustre magistralement. Les comportements généreux, honnêtes et dévoués se font plus discrets, mais apportent un équilibre réconfortant et crucial à la survie de toute société. On apprendra surtout, mais sans surprise, que la différence ne fait pas bon vivre, surtout lorsqu'elle est un talent exceptionnel jalousé de tous.

Carole Martinez nous parle encore d'enfances brisées par manque de chaleur, d'adultes écorchés vifs, sombrant parfois dans la folie, par manque de repères affectives, de femmes résignées face aux murs sans cesse dressés sur leur chemin menant vers le bonheur, d'une boîte souveraine du destin de la lignée à qui elle appartient, d'une boîte symbole de l'histoire familiale. Faudra-t-il enfin qu'un seul être porte en lui toute la puissance du chagrin maternel pour briser le cercle maléfique, démontrer qu'il n'y a pas de fatalité ?

Soledad, Wahida, ton nom a-t-il été lu dans tes paumes ou dans le cœur même de celles qui t'ont baptisée ?


« Elle courut jusqu'au village sans se retourner.
Arrivée à la hauteur des premières maisons, elle croisa les yeux brillants de quelque diable déguisé en chat pour agacer le petit peuple des mulots et, pétrifiée, s'arrêta net. Le regard jaune pétillait entre terre et ciel, il la fixa quelques secondes, l'épingla sur le paysage nocturne comme un vulgaire papillon de nuit, puis les yeux fauves se détournèrent, la forme souple sauta de l'arbre où elle s'était perchée et disparut dans l'ombre. Frasquita reprit ses esprits, sans toutefois parvenir totalement à se convaincre qu'il ne s'agissait là que du chat de ses voisins, et elle recommença à courir. Haletante, elle poussa la petite porte de chez elle, traversa la salle à tâtons et se jeta sur son lit. »

(Novembre 2009)

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