samedi 13 mars 2010


« Psst ! Père Restrepo ! Et si cette histoire d’enfer n’était qu’un gros mensonge, on l’aurait tous dans le baba… » Ainsi réagit la petite Clara, alors âgée de dix ans, aux horreurs proférées durant la messe par le fanatique père Restrepo pour terrifier ses ouailles. Une scène hilarante qui met d’emblée au premier plan ce fabuleux personnage de Clara qui illumine le récit de son aura bienveillante. Mais Clara trouve son antithèse en la personne d’Esteban Trueba, qui deviendra son mari, lui-même pilier fondateur de l’histoire puisqu’il traverse du début à la fin, tel un furieux diable de Tasmanie, cette remarquable saga familiale. Un équilibre bien précaire face aux nombreuses embûches déposées par la vie sur le chemin de tout un chacun. Les colères cataclysmiques du patriarche Trueba n’auront de cesse de fragiliser le carcan familial, de semer terreur, tristesse et solitude. Et ses dérapages de retentir bien des années après, sur sa descendance. Mais c’est aussi à travers ce funeste personnage que se révèlent de beaux portraits de femmes courageuses et foncièrement optimistes, ainsi que le tableau de leur difficile condition. Jusqu’à ce qu’on atteigne la quatrième génération, celle d’Alba, où les mœurs se font plus libres et que la petite-fille ose tenir tête à ce grand-père qui aura mis quatre-vingt-dix longues années à s’adoucir.

A la même époque cependant se préparent de sombres événements qui plongeront le pays dans un enfer digne des descriptions les plus échevelées du père Restrepo. Le ton léger et fantasque du récit laisse alors place à une ambiance de plus en plus lourde et inquiétante, jusqu’à ce que l’irrémédiable ait lieu : un coup d’état militaire, et la tyrannie s’abat sur le Chili. Le pays n’est jamais nommé dans le livre mais il est évident qu’il s’agit ici de la prise du pouvoir par le général Pinochet en 1973, contrant le président socialiste démocratiquement élu en 1970, Salvador Allende. Dès lors, l’auteur nous plonge instamment dans la détresse de cette sombre période de l’histoire du Chili. Et on tremble pour Alba et ce grand-père qui n’a plus les moyens de protéger sa petite-fille.

Isabel Allende nous livre donc une saga familiale sous forme de conte, avec des personnages tout à fait étonnants, des situations rocambolesques, un conte du XXe siècle évoquant ce que notre époque a révélé de plus monstrueux, cette bête tapie dans l’ombre qui tétanise même l’adulte le plus aguerri.

Enfin, j’ai beaucoup aimé l’idée des cahiers de notes sur la vie tenus par Clara durant cinquante ans, une alternative pour déjouer autant que possible les faiblesses de la mémoire et la complexité des nœuds qui se forment tout au long de l’histoire familiale, nous laissant souvent impuissant devant la répétition de traumatismes antérieurs.

Isabel Allende, La Maison aux esprits, Le Livre de Poche, 1984, 600 pages

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