lundi 20 juin 2011


4e de couverture : « Je m’appelle Nick Corey. Je suis le shérif d’un patelin habité par des soûlards, des fornicateurs, des incestueux, des feignasses et des salopiaux de tout acabit. Mon épouse me hait, ma maîtresse m’épuise et la seule femme que j’aime me snobe. Enfin, j’ai une vague idée que tous les coups de pied qui se distribuent dans ce bas monde, c’est mon postère qui les reçoit. Eh bien, les gars, ça va cesser. Je ne sais pas comment, mais cet enfer va cesser. »

Alors là, y’a un truc que je n’ai pas saisi ! Ou j’ai eu un grave moment d’inattention ou l’éditeur n’aurait pas dû mettre ce passage entre guillemets, car je ne l’ai pas remarqué au cours de ma lecture ! Bon, cela n’a rien de fondamental, mais j’ai été un peu perturbée.

Comme une amie lectrice (Philcabzi), j’ai tiqué sur le changement effectué pour la traduction du titre en français. Pop 1280 devient 1275 âmes. Alors j’ai répété plusieurs fois 1280 âmes et 1275 âmes, et je trouve que 1275 âmes sonne mieux. Ce pourrait-il que ce soit l’explication à cette étrangeté éditoriale ?

Mais revenons-en à notre cher Nick Corey, qui semble avoir tiré la chasse d’eau juste après y avoir laissé tomber sa conscience ! Car, certes, Nick Corey est un plouc exerçant le métier de shérif à Pottsville ( « qu’est à peu près aussi proche du trou de balle de la Création qu’on peut se le permettre, sans se faire mordre un doigt »), mais un plouc dangereux qui semble se prendre pour le bras droit du Seigneur, surtout lorsqu’il s’agit de sévir… mais quand ça l’arrange.
Dans cette histoire, on passe progressivement de la consternation la plus totale à cette question : ne suis-je pas pris dans une vaste bouffonnerie ? Difficile de définir cet ouvrage qui ressemble à une apologie de l’abomination tout autant qu’à une grande farce. Ou alors, et c’est ce qui paraît le plus juste, l’auteur, connu pour sa vision pessimiste de l’humanité, transite par la plaisanterie pour mieux atteindre l’inavouable. De l’humour noir profond, de l’encre de pieuvre, et pris dans ses tentacules rieuses, le lecteur n’a plus d’autre choix que de constater ce qu’on préfère ne pas voir en l’homme. C’est déjà une très belle performance d’écriture, mais Jim Thompson nous offre encore un personnage dont l’évolution est travaillée avec génie. Il y a une progression dans ce récit qui est tout simplement époustouflante, une réelle maîtrise de l’intrigue. Nick Corey est dévoilé lentement, comme avec délectation, et pour quoi ? C’est ce qui fait que ce livre est absolument génial !

1275 âmes n’est pas un roman policier comme les autres, et c’est tant mieux !


Voici deux extraits qui reflètent justement les deux extrêmes de ce livre :

De dessous mon lit, je tire une canne à pêche toute montée, après quoi je sors dans le vestibule, j’appelle Myra et je lui demande si elle pourrait pas me préparer un casse-croûte vu que je vais à la pêche. Je vous fais grâce de ce qu’elle me répond. Je m’en vais donc.
Comme il est près de neuf heures du soir, il n’y a plus grand monde dans la rue, mais ceux qui sont pas encore couchés me demandent tous si je vais à la pêche. Je leur réponds : « Quelle drôle d’idée ! Qu’est-ce qui a bien pu vous faire croire ça ? »
- Eh bé, c’est de vous voir avec une canne à pêche, pardi ! me fait l’un d’eux. Si vous allez pas à la pêche, à quoi ça vous servirait ?
- Ça ? Ah ! c’est pour me gratter les fesses avec. Des fois que je serais là-haut dans un arbre et que d’en bas j’aurais pas le bras assez long.
- Mais… mais dites un peu… (Il hésite, les sourcils froncés.) Ca n’a point de bon sens, votre affaire…
- C’est vous qui le dites ! Quasiment tout le monde fait pareil. Vous allez pas me raconter que vous n’avez jamais pris une à pêche pour vous gratter le cul, dans le cas où vous seriez en haut d’un arbre et que vous puissiez pas y arriver sans ! Ben, dites donc, vous me faites l’effet d’être drôlement empoté, vous !
C’est vrai, il avoue, lui aussi, il fait pareil. C’est même lui qu’à inventé le truc.
- Ce que je voulais dire, c’est la ligne et l’hameçon, y’en a pas besoin. C’est ça qu’à pas de sens, d’après moi.
- M’est avis que si ! Comment que je ferais pour remonter mes braies, autrement, après avoir fini de me gratter ? Sacré dié, pour ce qui d’être empoté, j’ai idée que vous ne craigniez personne, l’ami ! Si vous ouvrez pas l’œil, le monde va vous filer sous le nez sans même que vous vous en rendiez compte !
L’air tout honteux, il se dandine sur place sans savoir quoi répondre. Je le laisse là et je prends le chemin de la rivière. (p.169-170)

Je suis entré dans cette maison, dans celle-ci et dans des douzaines d’autres pareilles, peut-être plus de cent fois. Mais jamais auparavant je n’avais réalisé ce qu’elles sont. Pas des foyers, pas des endroits où les gens peuvent vivre, non. Exactement rien. Des planches de sapin assemblées autour du vide. Pas de tableaux, pas de livres – rien à regarder, rien pour s’occuper le cerveau. Que du vide, un vide qui, petit à petit, s’infiltre en moi.
Et, tout d’un coup, ce vide n’est pas seulement ici, il est partout, dans toutes les maisons. Et en même temps, il se remplit de bruit, de visions et de fureur, de toutes les choses affreuses et sinistres que ce vide a provoquées.
Les pauvres petites filles sans défense qui pleurent en voyant leur père se glisser dans leur lit. Les hommes qui battent leur femme et les femmes qui hurlent des supplications. Les gosses qui pissent au lit, d’angoisse et de peur, et leurs mères qui les punissent en les aspergeant de poivre rouge. Les visages hâves, hagards, ravagés par le ténia et le scorbut. La sous-alimentation, les dettes toujours plus fortes que le crédit. La hantise, comment on va manger, où on va dormir, comment on va couvrir nos pauvres culs tout nus. Le genre d’obsession qui fait que, quand on n’a rien d’autre dans la tête, mieux vaut être mort. Parce que c’est le vide des idées, quand on est déjà mort en dedans, et qu’on ne fait plus que répandre la saloperie, la terreur, les larmes, les cris, la torture, la faim et la honte de sa propre mort. De son propre vide. (p.235-236)

Jim Thompson, 1275 âmes, Folio policier, 1966, 260 pages
Traduit de l'américain par Marcel Duhamel

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